"Nous sommes prêts à lutter contre l’EIIL avec tout le monde et dans un front commun."

29.08.2014 rusencakir.com
Traduit par: Haldun BAYRI /
Orjinal Metin (tr-26/08/2014)

Entretien avec Cemil Bayık: Version complète
"Nous sommes prêts à lutter contre l’EIIL avec tout le monde et dans un front commun."

Nous avons réalisé un entretien de deux heures avec Cemil Bayık (Cuma), co-Président du Conseil Exécutif du KCK, dans une maison villageoise de la région de Qandil dans le Kurdistan irakien, le mercredi 20 août 2014, avec mon ami le photographe İlker Akgüngör. Nous mettons à votre disposition la version complète non-éditée de l’enregistrement retranscrit par Semih Sakallı, et dont nous avons publié certaines parties importantes les 23 et 24 août dans le quotidien Vatan. 


Il semble qu’une nouvelle période est en train de s’ouvrir ici. En Irak comme en Syrie. Un processus qui a commencé avec la chute de Mossoul. Selon mes observations, il y a deux forces ascendantes dans la région: l’EIIL et le PKK. Et ces deux forces se font la guerre en ce moment. Ai-je raison de penser ainsi?

Cemil Bayık: En apparence c’est effectivement ce qui se passe, mais derrière l’EIIL se trouvent les puissances régionales et globales. L’EIIL ne pourrait pas combattre, grandir et se développer ainsi sans le soutien de ces puissances. En apparence nous combattons l’EIIL peut-être, mais c’est la partie visible de l’affaire. Il y en a aussi l’arrière-plan. En fait, certaines puissances régionales poussent l’EIIL contre nous.

Et quels sont leurs desseins?

Bayık: Ils ont plusieurs desseins bien sûr. Il ne serait pas juste d’en évoquer qu’un seul. L’EIIL était une force mineure, mais qui a rapidement grandi. Il n’aurait jamais pu atteindre une telle importance sans le soutien des puissances internationales et régionales. Pourquoi l’a-t-on renforcé et qu’espérait-on réaliser avec l’EIIL? Il faudrait se concentrer sur ces questions. Au Moyen-Orient on vit ce qui est pour nous une sorte de Troisième Guerre Mondiale. D’autres pourraient l’appeler autrement, mais nous préférons la qualifier de Troisième Guerre Mondiale. Il y a eu déjà des interventions du système capitaliste-moderniste au Moyen-Orient, mais sans résultat : ni en Libye, ni en Syrie, ni en Irak, ni en Égypte. Les interventions dans cette région ont été réalisées de manières différentes selon les pays, mais aucune n’a réussi et la crise au Moyen-Orient est devenue encore plus profonde. Le système capitaliste-moderniste a prétendu pouvoir contrôler le Moyen-Orient dans cette ambiance chaotique, mais il n’y est pas parvenu, et la crise est devenue encore plus grave. Je peux même dire que la crise existante a engendré de nouvelles crises. C’est comme ça que la tension est devenue toujours plus grande. Et ce système, ne parvenant pas à gérer la crise, s’est lancé dans différentes tentatives. C’est comme cela que l’EIIL a été renforcé. Puisque la crise était ingérable et qu’elle ne cessait de s’accroître, différentes puissances se sont manifestées à partir de cette crise pour tenter de la gérer en renforçant l’EIIL. Elles ont choisi de développer une guerre interconfessionnelle avec l’EIIL. La guerre interconfessionnelle est une guerre très dangereuse, car elle détruit la fraternité et l’unité des peuples ; elle les transforme en ennemis. En développant les conflits entre les peuples, elle les disloque. Et elle détruit aussi les histoires et les cultures des peuples. Elle détruit la base sur laquelle la démocratie et la liberté peuvent tenir. Elle affaiblit les peuples et tente de les rendre presque dépendants d’elle, en prétendant représenter la seule solution. De cette manière, le système capitaliste-moderniste, qui ne veut jamais la stabilité, souhaite réinstaurer son contrôle sur le Moyen-Orient. La stabilité est contraire à l’esprit même de ce système. C’est dans la crise que le système pense parvenir à gérer. Mais la crise au Moyen-Orient est désormais devenue ingérable. Pourquoi? Parce que le système fondé sur la notion d’État s’est effondré au Moyen-Orient. C’est au Moyen-Orient que ce système était apparu en premier, et maintenant c’est au Moyen-Orient qu’il s’effondre pour la première fois. On tente de gérer la crise dans un système étatique effondré, et ce n’est pas possible. La solution ne peut pas se trouver dans un système qui s’effondre. Il ne peut y avoir de solution qu’en dehors du système. 

Avec la chute de Mossoul on a fait des commentaires sur un Irak qui se divise en trois. Selon vous, la division de l’Irak était-elle le but d’un tel projet?

Bayık: Il ne s’agit pas seulement de la division de l’Irak. Il s’agit aussi de la Syrie, de l’Iran, de la Turquie. La Turquie sera bientôt de la partie si elle ne change pas d’attitude. D’ailleurs l’un des buts poursuivis en développant l’EIIL, c’est de causer cette division. On veut se débarrasser des obstacles qui se trouvent devant le système, et instaurer un ordre qui permettrait ce contrôle. Il n’y a pas d’autre puissance que l’EIIL qui puisse le faire. On déclenche une guerre interconfessionnelle engagée par l’EIIL, on cause des destructions, on affaiblit les peuples. En provoquant la division, on espère anéantir encore les obstacles qui se trouvent devant le système. Mais on veut en même temps rendre caduque la révolution de l’EIIL. Je veux attirer l’attention sur un autre point encore: l’EIIL fait tout cela en se réclamant de l’Islam, mais il n’a rien de commun avec l’Islam. Même s’il prétend se fonder sur l’histoire de l’Islam et sur son idéologie –et il reçoit un certain soutien, surtout chez les Sunnites, de ce point de vue–, ce qu’il fait est entièrement contre la notion même d’humanité. Il agit contre les peuples, les cultures, les religions et les confessions. Donc via l’EIIL, le système capitaliste-moderniste tente aussi d’affaiblir les liens des peuples avec l’Islam. Et il veut réinstaurer son contrôle au Moyen-Orient sur cette base. Car la culture islamique et sa tradition sont fortes au Moyen-Orient. Les valeurs démocratiques et les valeurs socialistes aussi y sont fortes. Le système capitaliste-moderniste attaque en vérité les valeurs socialistes et démocratiques. Et il le fait par l’intermédiaire de l’EIIL. Donc il tente par l’EIIL d’affaiblir la résistance que la culture, l’histoire et la tradition islamiques au Moyen-Orient mènent contre le système capitaliste-moderniste. Les crimes que l’EIIL commet font vraiment réfléchir tout le monde, ça nous pousse à une interrogation. Cela force les milieux islamiques aussi à s’interroger.

Cela fait peur aussi.

Bayık: Oui, et d’ailleurs certains comparent l’EIIL aux Mongols. Peut-être ont-ils des points semblables, mais il faut bien saisir la réalité de l’EIIL. L’EIIL est en réalité passé maître dans l’art de la guerre psychologique. Il saisit bien les équilibres. Et en fait il se développe par ce biais. Il prend l’histoire qui le précède, il prend la culture islamique comme fondement et il s’adresse à la société dans laquelle il trouve du répondant. Il a ses lacunes aussi. Et le système capitaliste-moderniste en profite pour tenter de réaliser certains de ses desseins à travers l’EIIL. L’EIIL se développe en s’appuyant sur tout cela. À mon avis l’EIIL s’est développé en Irak tant qu’il pouvait mais il a aujourd’hui atteint ses limites. Il ne peut plus se développer au-delà, voire il reculera. Avec l’EIIL, l’Irak s’est divisé en trois parties. Les États-Unis commencent à faire sentir leur poids. Ils tentent de compenser la situation par une division en trois entités fédérales. Ils pourraient le faire de manière confédérationnelle. Il y a des efforts dans ce sens-là, mais ce n’est pas vraiment net pour voir si cela produira des fruits.

On a pu dire que la chute de Mossoul entérinait la tripartition de l’Irak, cela signifie: Arabe chiite au Sud, Arabe sunnite au centre, et Kurde au Nord. Les Sunnites sont de facto gouvernés par l’EIIL. Cela peut-il durer ainsi? Un État fondé avec l’état d’esprit de l’EIIL peut-il coexister avec les Arabes chiites et les Kurdes?

Bayık: Je ne le crois pas. L’EIIL est manipulé en ce moment par les puissances capitalistes-modernistes. Et il sera utilisé peut-être encore un moment, parce qu’il y a des objectifs qu’elles veulent réaliser par l’intermédiaire de l’EIIL et que ce n’est pas encore fini. Après la réalisation de ces desseins je crois que l’EIIL sera rendu de plus en plus inefficace. Sera-t-il si facile de s’en débarrasser? Non, ce ne sera pas facile parce qu’il y a une base sur laquelle il est assis, mais l’EIIL sera amoindri et rendu inefficace. Ce qui est plutôt à l’ordre du jour chez les Sunnites, c’est le retour des anciens Baassistes, avec un État ou le possible développement d’une formation sunnite. Ce serait d’ailleurs logique : en ce moment les Baassistes profitent de la force de l’EIIL par tactique, conscients d’une certaine peur inspirée à la société. En vérité l’EIIL aussi profite des Baassistes, tout comme il profite aussi d’autres forces en présence bien sûr. En fait, il y a de forts échanges réciproques, quoique, en vérité, savoir qui utilise qui, et qui gagnera le plus en fin de compte n’apparaît pas très clairement.

Quand nous considérons l’histoire d’Al Qaida, nous voyons que ceux qui ont cru utiliser Al Qaida ont en réalité été manipulés par lui. Les exemples afghans et pakistanais sont à cet égard évidents. C’est Al Qaida qui a porté le plus grand coup aux États-Unis, mais dans le passé ils avaient été utilisés contre les Soviétiques avec le soutien de la CIA. Une approche qui se résumerait en: “de toute façon ils sont faibles, on les utilisera, et puis on les mettra hors-jeu,” n’a pas eu du succès pour le cas d’Al Qaida.

Bayık: Cela n’a pas été seulement vécu en Afghanistan. Le cas d’Al Qaida n’est pas unique, on a vécu une situation semblable en Turquie avec le Hezbollah turc. On l’a vécu aussi en Israël en ce qui concerne la question palestinienne. Dans aucun des cas on n’a réussi. Les forces que l’on a voulu manipuler sont devenues par la suite le plus grand problème pour les manipulateurs. Et maintenant on vit la même chose avec l’EIIL. Par exemple la Turquie est l’un des pays qui a le plus contribué au développement de l’EIIL. Ça c’est concret. Les éléments de MIT (renseignements généraux turcs) entraînaient eux-mêmes les éléments de l’EIIL. Ils les ont formés du point de vue stratégique et tactique. Il y a des informations concrètes à ce sujet. La Turquie a voulu développer un front sunnite avec l’EIIL. Elle a cru qu’elle deviendrait une puissance au Moyen-Orient, mais au stade actuel, la force qu’elle essayait d’utiliser la gêne désormais dans sa tentative. Et elle est à présent devenue le plus grand danger pour la Turquie. Tout le monde est curieux de voir comment la Turquie pourra sortir de ce problème. C’est une situation que l’on voit à peu près partout. Quiconque tente d’utiliser quelqu’un d’autre, doit ensuite faire face aux très sérieux problèmes créés par celui-ci. En fait, c’est ce qu’on est en train de vivre avec l’EIIL.

Si on revient à votre guerre, les forces qui sont proches de vous à Rojava ne combattaient pas seulement contre l’EIIL, mais contre Al Nousra aussi, et cela se déroulait selon une certaine routine. Il n’y avait rien de comparable à l’événement soudain de la prise de Mossoul. C’était une guerre qui durait, mais à un niveau d’intensité limité. Cependant avec la chute de Mossoul d’abord et ensuite avec les opérations de Sinjâr et de Makhmour, vous vous êtes trouvés directement en pleine guerre. Après la chute de Mossoul, Murat Karayılan a fait une déclaration d’appel au Gouvernement d’Erbil pour la mise en place d’une coordination afin de mener “une lutte commune”. Il n’a pas reçu de réponse positive. Et au moment où tout le monde pensait que l’EIIL allait se diriger vers Baghdad, vous avez prévu qu’il se dirigerait vers le Kurdistan. Ensuite vous êtes monté en ligne, en lien avec Barzani. Pouvez-vous parler un peu de ce processus?

Bayık: Tout cela est juste. En fait, si l’on considère la pratique de l’EIIL jusqu’alors, il n’était pas encore entré en conflit sérieux avec les États. C’est avec les opposants qu’il était le plus en conflit. Et c’est nous qu’il affrontait le plus : la vraie cible de l’EIIL est le mouvement kurde, et particulièrement le PKK dans le mouvement kurde. Car le PKK est le seul mouvement qui s’efforce de créer une alternative au Moyen-Orient. En ce sens que le PKK ne cherche pas de solution dans le système actuel des États, mais cherche une solution en dehors de ce système. C’est lui qui élabore une alternative, et qui la met en avant aux yeux de tous sous forme de modèle concret à Rojava. C’est pour cela que la vraie cible de l’EIIL, c’est la révolution de Rojava et la ligne du PKK. Telle est la situation dans ce cas particulier, mais d’une façon plus générale aussi, l’EIIL cible l’ensemble des Kurdes. L’EIIL a grandi, on l’a aidé à s’agrandir. Il est devenu assez puissant en faisant main basse sur l’arsenal d’une armée (celle de l’État irakien) et sur de grandes sommes d’argent dans les banques. Nous avons fait une déclaration d’appel quand Mossoul est tombé. Nous avons surtout averti le Kurdistan du Sud en disant: “l’EIIL va se diriger vers les Kurdes. Il ne va pas en rester là. Le danger est imminent pour les Kurdes. Élaborons ensemble une stratégie de défense contre ce danger. Ce danger n’est pas seulement une menace pour Rojava. Il y a des risques aussi pour Bakur et pour tous les Kurdes. Constituons une force de défense commune, un commandement commun, et dressons-nous devant cette agression”. Mais l’administration du Sud, à Erbil, ne nous a pas pris au sérieux. Ensuite il y a eu un nouvel assaut. Si on fait attention, on remarque que les cibles de ce dernier assaut étaient Makhmour et Sinjâr. C’est donc vers là où nous sommes qu’ils veulent pousser l’invasion, commettant des massacres pour agresser la révolution de Rojava. Tel est leur dessein. Le premier assaut contre Mossoul n’a pas été pris au sérieux, le dernier non plus. Nous avons répété, avant ce dernier assaut aussi, que le danger devenait de plus en plus grand. Nous leur avons dit: “l’EIIL va attaquer le Kurdistan du Sud, donc élaborons vite une défense commune”. Mais ils ne nous ont pas pris au sérieux. Et pour notre part, nous avons essayé de prendre certaines précautions. Si le Gouvernement du Kurdistan du Sud, les partis intra et extra gouvernementaux, les formations politiques avaient pris au sérieux ce que nous disions, l’EIIL n’aurait jamais pu avancer autant à son dernier assaut. Il n’aurait pas pu causer autant de destructions. Mais parce qu’ils ne nous ont pas pris au sérieux, ils ont subi les plus grands dégâts. Le PKK n’a pas subi de dégâts. Au contraire, le PKK est devenu plus fort auprès du peuple. Non seulement auprès des Kurdes, mais également auprès des autres peuples et religions. Car le PKK est intervenu à Sinjâr au bon moment. Il a réalisé une évacuation dont aucun État n’aurait été capable. Même un État fort n’aurait pas pu en faire autant. Si on fait attention, le PKK ne défend pas seulement les Kurdes, il défend les peuples, les religions et les cultures. Alors que personne ne parvenait à se dresser devant l’EIIL et pendant que tous s’enfuyaient, le PKK, le YPG, le HPG et les formations semblables ont combattu contre l’EIIL, et l’EIIL à essuyé des défaites à plusieurs endroits. C’est la réalité de l’affaire. L’EIIL n’attaque pas seulement les Kurdes. Il attaque les Ézidis, les Syriaques, les Arméniens. Il attaque les différentes confessions de l’Islam. Il attaque toute personne ou toute chose qui n’est pas dans sa mentalité. Il détruit tout. Il agresse les lieux saints, et pas seulement ceux des Chrétiens: il attaque aussi les lieux saints des Musulmans. Il détruit la culture et l’histoire. Il n’y a rien de plus dangereux. L’EIIL est dans une position entièrement anti-humaniste. Il n’a rien à voir avec l’Islam. Il veut obtenir un résultat en coupant les êtres humains de leurs racines, de leur histoire. C’est une évolution très dangereuse.
 
À travers le monde entier partout on suit de près l’EIIL et ce qui se passe dans la région. Donc vous aussi, vous êtes suivis de près. Il y a des photos de vos combattants, prises avec Barzani à Sinjâr et à Makhmour. Dans la presse internationale il y a souvent des débats sur vous. On discute pour savoir s’il faudrait vous rayer de la liste des organisations terroristes. Cette situation ne vous aide-t-elle pas à disperser les jugements négatifs portés sur votre mouvement?


Bayık: Il faudrait évidemment comprendre la réalité d’un mouvement à travers sa pratique, selon le dicton célèbre: “la réalité de l’homme, ce sont ses actes”. La réalité du PKK c’est la pratique qu’il a développée. En considérant sa pratique on peut comprendre le PKK. S’il n’y avait pas eu une intervention à temps, si nous n’avions pas pu empêcher l’avancée de l’EIIL, il y aurait eu un génocide. Si l’EIIL avait réussi, pas un seul Ézidi n’aurait survécu. Nous sommes tout de suite intervenus; et nous n’avons pu parvenir au Mont Sinjâr qu’en nous battant. D’un côté, nous avons souhaité entrer en contact avec le peuple, d’un autre côté nous avons tenté de résister devant l’assaut de l’EIIL, et par ailleurs nous avons essayé avec tous nos moyens de subvenir aux besoins des populations, d’ouvrir un couloir humanitaire, et de transférer la population civile par ce couloir jusqu’à Rojava. C’était une mission très difficile à accomplir. Comme je l’ai déjà dit, seule une organisation étatique était en mesure d’en venir à bout, mais les forces de résistance présentes sur place et les forces dépêchées là par le YPG ont constitué un commandement commun, et ont tout fait pour exécuter ces tâches avec dévouement. En vérité je considère utile de préciser ici une chose : s’il n’y avait pas eu notre intervention à Sinjâr et si le massacre avait eu lieu, la responsabilité, des Kurdes, du Gouvernemet d’Erbil, du KDP, de l’humanité entière aurait été considérable. Car le KDP y est dominant. Tout en se trouvant là au nom du Gouvernement, la force qui domine sur place est celle du KDP. Et le KDP étant dominant à Sinjâr, s’il y avait eu massacre, la responsabilité de toutes ces forces aurait été écrasante. Ils seraient coupables devant l’Histoire.

D’une certaine manière, vous les avez sauvés.

Bayık: C’est ce que je voulais dire. En vérité nous avons sauvé l’honneur de la politique kurde. Nous avons sauvé l’honneur du Gouvernemet d’Erbil et du KDP. Nous avons sauvé l’honneur de l’humanité. Tout le monde devrait nous remercier de ce point de vue.

Dans ces conditions, un rapprochement a eu lieu avec vous à Sinjâr et à Makhmour. Peut-être que le Gouvernement d’Erbil ne voulait pas de ce rapprochement avec vous, mais vous êtes devenus en quelque sorte l’élément pionnier des forces du Kurdistan. Que va-t-il se passer après cela ? Envisage-t-on désormais un mouvement commun?  

Bayık: Si on fait attention, on voit que notre leader Apo fait des appels dans ce sens depuis longtemps. Il veut que l’on réunisse le congrès national kurde. Il veut la constitution d’une force commune de défense et que cette force soit transformée en une force de paix pour les Kurdes. Des efforts ont été faits dans ce sens, qui ont permis d’avancer jusqu’à un certain point. Puis, ce fut le blocage. Maintenant, les circonstances sont bien meilleures qu’avant pour réunir le congrès national. Et les circonstances sont meilleures pour la constitution d’une force commune de défense et pour l’exercice d’une diplomatie commune. Nos efforts et nos appels sont les suivants : nous ne voulons pas combattre l’EIIL tout seuls. Nous voulons développer une guerre de défense commune contre l’EIIL, avec toutes les forces hostiles à l’EIIL. Et nous voulons le faire sous un commandement commun.

Les puissances régionales sont-elles incluses?

Bayık: Nous avons dit que l’EIIL est dangereux, que nous étions prêts à combattre dans un front commun avec quiconque affirme qu’il est contre l’EIIL et qu’il souhaite vraiment lutter contre lui, et le fond de notre pensée n’a pas changé de ce point de vue. Nous ne voulons pas rester seuls à combattre contre l’EIIL. Nous n’avons pas de conception “exclusiviste” pour nos forces au sein d’un espace donné, en l’interdisant aux autres forces. Nous voulons protéger les intérêts et les acquis du peuple. Ce qui se passe est un danger pour tout le monde. Ce n’est pas uniquement un danger pour nous et pour le Sud, c’est aussi un danger pour les Ézidis, les Arabes, et tous ceux qui sont attachés aux valeurs démocratiques. Un danger pour les vrais Musulmans. Car tout le monde souffre. Nous sommes prêts à combattre dans un front commun avec tous ceux qui sont contre l’EIIL.

Quelle est votre attente?

Bayık: À mon avis le statu quo ante est dépassé à de nombreux égards. Personne ne peut plus aller contre cela. Aucun parti ne doit mettre ses intérêts devant les intérêts nationaux, devant les intérêts du peuple. Quiconque tente d’aller dans ce sens sera perdant. Chaque parti doit défendre en même temps les intérêts des Kurdes et ceux des autres peuples. Il faut que l’on se dresse contre l’EIIL en mettant la nation démocratique avant tout. Notre demande concrète, c’est cela. Sinon, nous ne souhaitons pas nécessairement que la lutte soit sous notre direction, même si les conditions sont en notre faveur. Sur le plan international notre prestige a augmenté auprès des Kurdes et des autres peuples. Parce que nous sommes la seule force qui résiste. D’autres ne l’ont pas pu, ils se sont enfuis. Nous sommes une force qui a impressionné tout le monde comme unique force de résistance contre l’EIIL. Si l’on analyse la situation en fonction des intérêts de notre parti, en ce moment le contexte est en notre faveur. Mais plutôt qu’aux intérêts partisans, nous pensons aux intérêts de la nation démocratique et des peuples. Et nous voulons que tout le monde adopte cette position essentialiste. Si l’on allait dans ce sens, cela nous mènerait à une vraie fraternité des peuples. On pourrait alors empêcher une guerre interconfessionnelle au Moyen-Orient. La guerre retrouverait sa base juste. Elle deviendrait une guerre entre ceux qui veulent la liberté et la démocratie et ceux qui s’y opposent, et c’est cela qui est juste.

L’inégalité au niveau des armes est évidente entre les Kurdes et l’EIIL. On commence à entendre des messages de l’Occident à ce sujet. On parle d’une aide sous forme de livraisons d’armes pour les Kurdes. Ici, vous aussi êtes partie prenante de la guerre. Il est donc possible qu’on vous envoie des armes lourdes à vous aussi.

Bayık: En fait, il faut donner des armes à celui qui combat. Qui est-ce qui combat contre l’EIIL? Je ne nie pas qu’il y en a d’autres aussi qui combattent, mais c’est notre mouvement qui endosse la plus grosse charge. Alors si des armes sont envoyées, il faut les donner à ceux qui résistent vraiment. C’est cela qui est juste. Donner les armes à des forces qui s’enfuient et qui ne combattent pas, c’est comme si on les donnait à l’EIIL. Pourtant il y a des forces qui combattent vraiment contre l’EIIL et c’est à eux que les armes devraient être livrées. Ici, je voudrais aussi évoquer un point très important: il n’y a pas de puissance plus grande que l’homme. La plus grande arme, c’est l’homme lui-même. Celui qui gagne l’homme, gagne tout. Ce sont les hommes qui ont fabriqué ces armes, et ce sont les hommes qui les utilisent. Des armes étaient dans l’arsenal de l’armée irakienne à Mossoul, mais l’armée n’a pas résisté. Elle les a toutes abandonnées. Donc ce qui est déterminant ici, c’est l’homme lui-même. Et l’homme n’existe qu’avec ses croyances, ses objectifs et ses pensées. Si le but, la croyance et la pensée sont forts, alors de tels hommes et de tels mouvements peuvent vaincre même des forces dotées de la plus grande technologie. Les exemples pratiques de ce fait sont nombreux. Le YPG et le HPG combattent contre l’EIIL, mais ils n’ont pas les mêmes armes que l’EIIL ; c’est la preuve que l’on peut aussi se dresser contre l’EIIL avec des armes beacoup plus simples que les siennes. Le Sud prétexte son manque d’armes et la supériorité des armes de l’EIIL pour dire qu’il ne peut pas combattre contre l’EIIL si on ne lui livre pas des armes. Cette approche n’est pas juste. Cela pourrait être juste contextuellement, mais ce n’est pas juste en général. Le Sud possède autant d’armes que l’EIIL, et des armes du même niveau, mais l’EIIL combat, et eux ils ne combattent pas. De ce point de vue, ce n’est pas juste d’attribuer les victoires de l’EIIL à sa supériorité technique. L’EIIL est une force idéologique. C’est une force dévouée. Et elle bénéficie en plus de l’aide des puissances internationales et régionales qui sont derrière elle, et qui la soutiennent sans cesse. C’est pour cela que l’EIIL a du succès, mais la force des pechmergas qui se trouve en face est en plein désordre. Ces derniers temps ils étaient plus préoccupés par les voitures, l’argent, le commerce, les villas… Une force qui est à la poursuite de telles choses ne peut pas faire la guerre. C’est pour cette raison que les pechmergas n’ont pas pu remporter le moindre succès. Ce n’est pas une affaire de faiblesse technologique. Si l’on considère bien, le capitalisme s’est introduit d’une façon assez forte au Kurdistan du Sud. Le capitalisme cause des blessures très profondes, il affaiblit le socialisme. Il favorise la vie individuelle. Donc les pechmergas n’ont plus leur ancienne force, ils sont affaiblis. C’est le capitalisme qui en est la cause. Tous, ils ont commencé à se préoccuper des intérêts individuels au lieu des valeurs sociales. C’est pour cela que les pechmergas sont dans cet état. Il faudrait les éloigner rapidement de cette situation. Ils n’ont pas de formation idéologique et organisationnelle. Leur entraînement militaire est très limité. Il faudrait rapidement y remédier. Alors là, ils pourraient redevenir une force de résistance. 

Dans une vidéo que j’ai regardée récemment, les habitants de Kirkouk vous accueillaient avec un grand enthousiasme. Vous y êtes allés parce que l’on avait fait appel à vous, n’est-ce pas ?

Bayık: Oui, c’est le peuple qui a fait appel à nous. Une grande partie de la population nous a appelé en disant: “La guérilla du PKK doit venir pour nous protéger. Nous ne pouvons faire confiance qu’à la guérilla du PKK. Car les pechmergas ne peuvent pas nous protéger. Les agressions de l’EIIL ont eu lieu. Le PKK doit déployer sa guérilla et nous protéger”. Par ailleurs, il y a eu des appels venant de Kirkouk jusqu’au Sinjâr.
Bien sûr que nous ne pouvions rester indifférents à ces appels. Arrivés à un certain stade, nous y avons dépêché certaines forces. Nous l’avons fait parce que le peuple le demandait. Sinon nous n’aurions pas pu le faire.

Mais cela pourrait bouleverser ici même les équilibres politiques…

Bayık: Non, nous ne voulons pas nous comporter en opportunistes. Nous n’avons pas un tel dessein. Nous voulons seulement protéger le peuple ; protéger le Sud, la population, leurs valeurs et leurs acquis, afin de développer une guerre de défense commune avec nos frères du Sud. Nous n’avons pas l’intention de changer les équilibres, de nous comporter en opportunistes. Nous avons nos principes. Depuis la fondation du PKK, l’un des principes fondamentaux, c’est l’ouverture. Autant entre nous qu’avec l’extérieur. Si on fait attention, on voit que nous faisons de la politique ouvertement, sans fermeture. Nous faisons de la politique en nous appuyant sur le peuple. Si le peuple ne l’avait pas voulu, nous n’y serions pas allés. Si le peuple ne le veut pas, nous n’y resterons pas. Vous dites que vous avez vu comment la population a accueilli nos combattants. La presse en a parlé aussi. Si le peuple n’avait pas une telle confiance en nous, la guérilla aurait-elle pu y aller ? Elle n’aurait même pas pu faire un pas. Or la population l’accueille à bras ouverts. Elle se sent en confiance avec elle. Par exemple dans le Sud, l’ambiance a changé avec l’arrivée de la guérilla. Désormais, dans la population et chez les pechmergas la tendance à la résistance se développe. Ce n’était pas le cas avant. Tout le monde tentait de s’enfuir quelque part. Il y avait une tendance dans ce sens-là, à quitter ses terres, sa maison. Avec l’arrivée de la guérilla, on a empêché cette tendance. Maintenant, ils discutent tous sur la guerre contre l’EIIL en prenant appui sur la guérilla. Et c’est ce que nous voulons.

En Occident notamment, on observe de près et avec étonnement les femmes qui se trouvent dans votre mouvement. Or la guerre dont il est question est menée contre un mouvement qui se situe entièrement à l’opposé de vous en ce qui concerne la situation des femmes. Chez vous, les femmes sont au premier rang. En vérité ce n’est pas une chose ordinaire au Kurdistan irakien non plus. Je ne sais pas s’il y a des femmes pechmergas.

Bayık: Pas tellement. Elles sont plutôt dans les bureaux ou dans les bases. Elles ne sont pas au front.

Il n’y a pas d’autre mouvement au Moyen-Orient dans lequel la femme occupe une place aussi prépondérante et prend de telles responsabilités.

Bayık: Je ne crois pas que ça existe ailleurs en effet. Dans certains mouvements, la femme peut occuper une place aux avant-postes, mais dans aucun mouvement ni aucun domaine à un niveau aussi élevé que dans le PKK. Pour le leader Apo, l’histoire et la société sont essentielles. Une force considérant l’histoire et la société comme essentielles est obligée de considérer la femme comme essentielle. Car la socialité et l’histoire se constituent autour de la femme. Considérer la femme comme essentielle, c’est considérer l’histoire et la société comme essentielles. Tous les esclavages et les dominations se développent sur l’esclavage de la femme. Avec la perte de la liberté de la femme, l’esclavage et la domination augmentent. Un mouvement visant la liberté est absolument obligé de considérer la liberté de la femme comme essentielle. Le niveau de la liberté de la femme, c’est le niveau de la liberté de la société. C’est aussi le niveau de la liberté de l’homme. Au Moyen-Orient, la femme est tenue en arrière-plan. L’équilibre est entièrement en faveur de la domination masculine. Tous les pouvoirs s’appuyent sur la mentalité considérant l’homme comme supérieur. Un mouvement politique qui vise la liberté est obligé de considérer la liberté de la femme comme essentielle. Partant, c’est la société elle-même qui est considérée comme essentielle. La véritable liberté, la véritable démocratie et la véritable égalité passent par la liberté de la femme. Comme la Renaissance européenne a développé la Réforme, et à travers elle le développement qui a permis d’atteindre le niveau actuel, la réforme et la renaissance du Moyen-Orient aussi passent par la libération de la femme. La libération du Moyen-Orient et la création d’une société démocratique et libérale ne sont possibles qu’avec la liberté de la femme. Si l’on regarde bien, l’EIIL est positionné contre les femmes: il les tue, il les vend sur les marchés d’esclaves. La présence de femmes au premier rang de la guerre contre l’EIIL a des aspects politiques, moraux et humains à travers tout le Kurdistan. Les femmes sont vraiment en colère contre l’EIIL. Car l’EIIL considère la femme comme un butin de guerre, comme une marchandise et il la vend. Il n’y a rien de pire. Il faut surtout que les femmes luttent contre cela. Le fait que les femmes se trouvent au premier rang du PKK, c’est précisément à cause de cette lutte. La présence féminine en grand nombre dans le PKK change aussi la mentalité de la société. Elle rend plus démocratique la société. Il faut mener une lutte de démocratie et liberté contre l’EIIL.

Le ministre Beşir Atalay a annoncé qu’à partir du 1er septembre il y aurait une nouvelle feuille de route et il a donné certains détails. Il paraît qu’on vous a fait parvenir des notes d’Öcalan aussi. De nouvelles délégations se forment, et on déclare qu’elles iront au Mont Qandil. Mais il faut aussi faire un constat : les déclarations d’Öcalan sont en général constructives, alors que les vôtres suscitent des interrogations. Est-ce une mauvaise lecture que nous faisons, ou est-ce qu’il y a un problème ?

Bayık: Non, ce n’est pas une mauvaise lecture. Le leader Apo a un rôle différent et notre rôle est différent. Nous ne pouvons pas jouer son rôle, et lui ne peut pas jouer le nôtre. En réalité, nous sommes complémentaires. Ce serait plus juste de l’entendre comme ça. Certains disent qu’il y a des problèmes entre le leader Apo et l’organisation, qu’il y a des conflits et des approches différentes. Et certains autres disent qu’il y a un partage des tâches. La réalité, c’est qu’il y a en effet un partage des tâches. Le leader Apo est le leader d’un peuple et le négociateur en chef. Notre position est différente et il ne faut pas confondre nos positions. Il ne faut ni les identifier l’une à l’autre, ni les mettre en opposition. Peut-être certains le font-ils exprès car ça les arrange, mais en vérité nous avons des rôles différents, et qui sont complémentaires. Il ne s’agit pas et il ne pourrait s’agir de positions contradictoires. Le Gouvernement parle de la solution du problème kurde, mais le Gouvernement est mal placé pour en parler ! Tout le monde peut en parler, mais pas lui ! Le Gouvernement a mené une guerre psychologique autour d’un processus appelé “solution”. Il a occupé le terrain, trompé tout le monde en le laissant dans l’attente avec cela. En réalité, il a essayé de réaliser ses propres desseins et c’est ce qu’il continue de faire. Le Gouvernement n’a fait aucun pas sérieux pour avancer dans la solution du problème. Il a tenté de se renforcer en s’appuyant sur la base que nous avons offerte. Je peux dire que ce que le Gouvernement a le mieux réussi dans ce processus, c’est de mener une guerre psychologique. Il n’a absolument pas avancé dans la voie d’une solution. Le leader Apo est tout seul à tenter de faire avancer le processus avec insistance et de façon unilatérale. Si on parle d’un processus menant à une solution du problème kurde, on ne peut parler que d’un effort unilatéral du leader Apo. Et ces efforts n’ont pu faire avancer le processus que jusqu’à un certain point.
Le Gouvernement doit faire lui aussi certains pas pour aller plus loin. Le Gouvernement dit parfois de bonnes choses au niveau du discours, mais il n’avance pas. Le Gouvernement met tout le monde en attente, mais il ne fait rien de concret. Pour cette raison, tout ce qu’il dit n’a pas de valeur ni pour nous, ni pour la société. Nous les prenions au sérieux au début, mais comme ils n’ont eu recours qu’à la guerre psychologique, nous et la société, nous ne pouvons pas les prendre au sérieux.

Les nouveaux projets législatifs et la nouvelle feuille de route qui en découle, la visite de nouveaux négociateurs, l’intervention du secrétariat d’État à la sécurité publique...

Bayık: On a fait une loi cadre au Parlement, mais il faut voir pourquoi et comment ils l’ont faite. Le leader Apo a dit: “Je ne peux plus mener le processus de cette manière. Je ne pourrai avancer que si les conditions changent. Je ne participe plus si l’on ne change pas le cadre de résolution.” Notre mouvement aussi dit cela depuis le début, et nous avons fait certaines propositions dans ce sens. Nous avons dit que notre mouvement réagirait négativement si un nouveau cadre n’était pas correctement tracé. Il y a la guerre en Syrie et en Irak, et une situation dangereuse commence à se dessiner pour la Turquie aussi. Si notre leader Apo se retire de la négociation, et si notre mouvement change d’attitude et mène le combat, ce ne sera pas une bonne chose pour la Turquie, et on n’obtiendra aucun résultat pour une solution globale du problème. Une situation semblable à celle qui prévaut en Syrie ou en Irak peut survenir. Le Gouvernement a compris cela, et il avait besoin qu’une trêve se prolonge pour que Tayyip Erdoğan soit élu Président. Dans une ambiance de conflit, la présidence aurait pu devenir risquée. Alors ils ont soumis un projet de loi au Parlement pour ne pas prendre ce risque. Ce n’est pas parce qu’ils la voulaient vraiment, mais les circonstances et notre lutte ont forcé la Turquie à faire ce pas. C’est pour cela que le Gouvernement a fait voter cette loi, mais comment l’a-t-on appelée ? La “loi d’éradication du terrorisme” ; non pas finir la guerre, non pas la solution du problème kurde, mais en finir avec le terrorisme ! Cela montre que la mentalité n’a pas changé en Turquie, au niveau du Gouvernement. Cela révèle qu’ils gardent toujours la même approche et la même mentalité ancienne. Car le nom de la loi est important : il l’oriente. Depuis toujours on entend dire : “en Turquie il n’y a aucun problème qui s’appelle le problème kurde, il y a un problème de terrorisme”. On répétait: “certains États ne veulent pas que la Turquie se développe et ils détruisent la Turquie par l’intermédiaire du PKK. Cela provoque du terrorisme auquel la Turquie doit faire face, et elle doit lutter contre cela. La lutte contre le terrorisme est un problème de sécurité et l’on n’en vient à bout qu’avec l’armée, la police et les services de renseignement”. Si l’on fait bien attention, c’est le discours adopté depuis le commencement, avec les conséquences qui en résultent. Ils n’ont jamais considéré le problème comme un problème politique, ni comme le résultat d’une demande légitime des droits naturels d’un peuple. Ils n’ont donc pas posé le problème comme un problème à résoudre politiquement. Ils ont toujours mis en avant la fin du “terrorisme”. S’ils avaient considéré le problème comme politique, ils auraient été obligés de reconnaître que la lutte menée était légitime et justifiée.   
Ils doivent reconnaître comme leader celui qui est le leader de cette lutte. Le Gouvernement gère les affaires depuis Oslo via les services de renseignements. Il les gère avec l’armée et la police. Il n’attribue jamais un contenu politique aux pourparlers. Il ne veut pas poursuivre les pourparlers avec des interlocuteurs politiques.

Pourtant, il semble que le processus dont vous parlez est désormais entamé.

Bayık: La Turquie y arrive. Elle ne le souhaitait pas, mais elle est contrainte d’y parvenir. Même contre son gré.

Quand vous dites la Turquie, vous parlez du Gouvernement?

Bayık: Bien sûr que je parle du Gouvernemet. Ce qui ce passe le contraint à agir. Il n’a pas d’autre voie. En Turquie personne ne parle plus du terrorisme. On ne considère plus le PKK comme une organisation terroriste. Ceux qui le considéraient le plus comme terroriste disent aujourd’hui qu’on doit le rayer de la liste des organisations terroristes. Il y a d’ailleurs des discussions dans ce sens. Il y a aussi la pratique et les actions du PKK en Syrie et en Irak. Nous protégeons les peuples, les cultures et les confessions. La Turquie ne peut plus désormais présenter le PKK comme terroriste. Et même si elle le fait, on ne la prendra plus au sérieux. Parce que ce qui est désormais en évidence, c’est le problème identitaire, le problème linguistique et culturel d’un peuple. Ce peuple a des problèmes de liberté. Désormais tout le monde les voit. Le Gouvernement est désormais obligé de traiter ce problème en termes politiques.

Sera obligé ou a été obligé?

Bayık: On se dirige vers cette nouvelle étape. La Turquie ne peut plus faire durer le statu quo plus longtemps. Si elle le fait, ça sera à son désavantage et elle devra faire face à des problèmes vraiment très graves.

Tout à l’heure vous avez dit que vous avez été obligés de réagir et que le Gouvernement en a été effrayé. Si on inverse cette question, votre présence est significative en Syrie et en Irak. Cela arrive aussi en raison des possibilités techniques permises par l’arrêt du conflit armé en Turquie, ce qui a eu pour résultat une nouvelle perception internationale du PKK. Si vous aviez continué à combattre du côté turc, auriez-vous inspiré la même sympathie que celle résultant de ce que avez fait à Rojava ou en Irak?

Bayık: Nous aurions tout de même continué à combattre.

Oui, peut-être, mais est-ce que l’opinion publique occidentale aurait eu la même perception de vous?

Bayık: Je ne sais pas comment cela aurait été perçu, mais nous aurions de toute façon agi comme nous l’avons fait. Nous avons la force à la fois idéologique et populaire, et nous avons aussi la force pour combattre. Nous voulons cependant en permanence régler les problèmes par la voie politique et démocratique. Nous avons déclaré des cessez-le-feu unilatéraux à neuf reprises. Il faut être suffisamment fort pour pouvoir déclarer autant de cessez-le-feu de façon unilatérale ! Et le dernier pas que nous avons franchi amène à une situation qui dépasse un simple cessez-le-feu. Nous avons recouru à des méthodes qu’aucun mouvement au monde n’utilise. Et cela d’une façon unilatérale. Cela montre bien la confiance que nous avons en nous et notre engagement pour une solution politique vraiment démocratique. Nous insistons pour une telle solution, mais si elle est rejetée, nous sommes alors en droit de développer une guerre de légitime défense. C’est notre droit le plus naturel. Mais au stade où nous en sommes, nous disons qu’il n’est plus possible de résoudre les problèmes par la guerre, mais qu’il faut le faire par la voie politique et démocratique. C’est aussi l’intérêt de la Turquie. Si la Turquie ne fait aucun pas dans ce sens, nous combattrons à nouveau et la Turquie fera face à des problèmes très graves. Ce qui a été vécu en Syrie et en Irak pourrait aussi arriver en Turquie. Je crois que la Turquie a bien compris cela. Si la Turquie fait aujourd’hui quelques avancées, c’est sans doute contre son gré, mais elle n’a plus le choix : ce sont des pas qu’elle est obligée de faire. La Turquie a du mal à avancer dans ce sens, mais elle y est contrainte par les circonstances. La Turquie ne pourra pas esquiver. Si elle tente de le faire, elle tombera dans la même situation que celle dans laquelle la Syrie et l’Irak sont tombés.

Vous dites que le Gouvernement est obligé d’en arriver là, qu’il le veuille ou non?

Bayık: Oui, il y vient. Bien sûr cela ne signifie pas que nous devons cesser de lutter parce que le Gouvernement fait des avancées. Non, bien au contraire : en renforçant la lutte, il faut obliger au plus vite la Turquie à avancer comme elle doit le faire. C’est dans l’intérêt des Kurdes, mais aussi de tous les peuples et cultures de la Turquie.

Alors vous êtes ouverts à la proposition du Ministre Atalay en faveur de la visite d’une nouvelle délégation à Qandil?

Bayık: Nous sommes toujours ouverts. Nous nous sommes comportés de façon ouverte avec tout le monde. Nous n’avons refusé personne jusqu’à aujourd’hui. Ça peut être la presse, les délégations des institutions internationales : nous n’avons jamais refusé personne qui voulait nous rencontrer. Nous ne refusons pas par principe. Nous considérons que refuser n’est pas juste.

Dans notre dernière conversation nous avions évoqué la Communauté Gülen. Ce que vous aviez dit alors a causé un grand retentissement. Vous aviez dit : “nous avons voulu les rencontrer, mais ils ne l’ont pas voulu”. Y a-t-il eu un changement ou des tentatives depuis ce jour-là?

Bayık: Non, il n’y en a pas eu. La distance demeure.

D’accord mais pendant le processus qui s’est déroulé ces derniers temps, je pense que vous avez suivi la guerre entre le Gouvernement et la Communauté. Ça évolue comme vous attendiez, ou est-ce qu’il y a eu des choses qui vous ont étonné?

Bayık: Non, nous ne nous étonnons pas. Ça se conclut comme on le prévoyait. Car les deux forces avaient fait une alliance. Elles sont arrivées au pouvoir sur cette base. Après avoir affaibli les forces qui leur faisaient face, elles ont déclenché une lutte de pouvoir entre elles. Or les forces qui luttent pour le pouvoir ne peuvent jamais partager le pouvoir. Forcément l’une finit par éliminer l’autre, chacune veut détenir seul l’ensemble du pouvoir. C’est ce que l’on a vécu entre Fethullah Gülen et l’AKP. Ils ont avancé ensemble jusqu’à un certain point, puis ils se sont engagés dans une lutte de pouvoir. L’AKP avait des avantages dans cette lutte, et il s’en est bien servi. Il a bien coincé le mouvement de Gülen. Pourra-t-il en venir à bout ? Cela ne me semble pas possible, parce que Fethullah Gülen aussi a une base sociale sur laquelle il s’appuie. Le Gouvernement ne parviendra pas à l’éliminer complètement.

À ce qu’on a pu comprendre de vos déclarations au lendemain des élections, la performance de Selahattin Demirtaş vous aurait rendu assez heureux. Vous attendiez-vous à ces résultats?

Bayık: Notre attente était entre 10 et 13 %. Son résultat est positif. Le tableau final montre que le projet HDP pourrait être développé. Et aussi que le HDP est une vraie force d’opposition en Turquie. Si le HDP pouvait convertir ce résultat en force organisée, une opposition forte en résulterait. Il ne faut pas que le HDP se contente de se reposer sur le bon pourcentage de votes obtenu. Il faut qu’il le transforme en une force organisationnelle. Ce qui est prioritaire, c’est que le HDP se concentre sur des travaux d’organisation politique. S’il le fait, s’il parvient à rassembler les Kurdes, les Alévites, les Musulmans démocrates, la gauche et les libéraux, le HDP pourrait devenir la plus grande force d’opposition en Turquie. Le HDP doit se débarrasser de certaines approches marginales.

Pouvez-vous donner un exemple?

Bayık: Par exemple il y a un groupe à Beyoğlu...

À Cihangir…

Bayık: Je préfère ne pas donner de nom. Je suppose que chacun comprendra. Mais s’il y parvient – sachant que ces éléments de société que j’ai évoqués ont des sensibilités diverses, comme c’est toujours le cas en Turquie où les travailleurs ont des sensibilités différentes –, si le HDP comprend la situation et s’il dépasse le niveau des discours partisans, si la pratique témoigne de tout cela, le HDP se transformera en une grande force d’opposition.

Nous savons tous que Tayyip Erdoğan veut passer à un système présidentiel.

Bayık: C’est clair.

Certains membres de votre mouvement ont dit que ce pouvait être une bonne option pour la solution du problème kurde. Et il y a eu un débat à ce sujet. Mais moi je ne vous ai pas entendu faire de déclaration nette à ce sujet. Seriez-vous partant pour ce changement de système ? Pour effectuer un tel changement, ils auront besoin de votre soutien, ou du moins que vous n’y fassiez pas obstacle. Les aiderez-vous ?

Bayık: Nous ne soutiendrons pas une démarche qui pousse à l’hégémonie. On voit que Tayyip Erdoğan a une volonté hégémonique. Il veut être le seul et unique recours. C’est dangereux pour l’AKP et pour tous les partis. Ça ne contribuera en rien à la démocratie et à la liberté. Voire, cela pourrait les restreindre et les mettre en péril. Nous, par principe, nous ne soutiendrons pas quelqu’un qui a une telle volonté d’hégémonie. Monsieur Abdullah Gül a fait une déclaration pour dire qu’il est pour le système parlementaire. Il a dit qu’il ne trouvait pas le système semi-présidentiel approprié pour la Turquie. Selon nous aussi, le système parlementaire est plus démocratique que le système présidentiel ou semi-présidentiel. Nous sommes un mouvement qui fait des efforts pour la démocratisation en Turquie. Nous souhaitons le développement d’une société et d’une politique démocratiques en Turquie. Le système présidentiel ou semi-présidentiel pourrait restreindre cela. Cela pourrait le mettre en péril. Le système parlementaire est plus démocratique. Mais il faut avant tout prendre en considération l’état d’esprit du parti et du leader qui veulent développer un système présidentiel ou semi-présidentiel. Selon cet état d’esprit, cela peut donner des résultats soit dangereux, soit positifs, cela dépend : si le leader avance avec une mentalité et une volonté vraiment démocratiques, il est sans doute possible de créer un pays démocratique avec un système présidentiel ou semi-présidentiel. Mais quelqu’un qui a des ambitions hégémoniques et qui promeut un régime à son seul service d’homme unique et providentiel risque de restreindre la démocratie et les libertés en Turquie. Il pourrait les amener à un stade très dangereux. C’est de ce point de vue que le système présidentiel ou semi-présidentiel est dangereux, quelles que soient les façons dont on l’interprète. Le système parlementaire offre d’avantage d’assurances. Certains systèmes freinent les progrès et risquent d’orienter la Turquie dans une voie anti-démocratique. Le système présidentiel ou semi-présidentiel mènerait la Turquie à de grands changements systémiques qui modifieraient la donne en Turquie. Or le seul changement qui compte est celui qui mènera la Turquie sur la voie de la démocratisation. Le système doit refléter cela, mais la situation actuelle ne suscite guère d’espoir.

Il est presque sûr que Ahmet Davutoğlu sera Premier Ministre. Le Président Gül lui-même l’a dit cela pendant sa réception de mardi. Qu’est-ce que cela vous inspire?

Bayık: Les personnes ne sont pas importantes pour nous. Ce sont les institutions qui comptent, c’est le système qui compte. Ahmet Davutoğlu est peut être personnellement quelqu’un de bien, mais si le système en place n’est pas juste, la plus démocrate des personnalités ne peut réussir au sein de ce système. C’est pour cette raison qu’il ne faut pas traiter les problèmes sur la base des personnes, mais au niveau du système. Il est presque certain que Ahmet Davutoğlu sera le Premier Ministre. Il est aussi certain que Monsieur Hakan (Fidan) sera le Ministre des Affaires Etrangères. Il semble que Monsieur Erdoğan veut réaliser le changement de système en Turquie avec une équipe proche de lui. Il ne pourra pas réaliser un changement de système en Turquie s’il ne peut pas nommer ses proches aux postes clés. Je crois que Erdoğan fait sentir tout son poids dans ces changements. Il a raison de le faire. Puisqu’il veut faire un changement de système en Turquie, il ne pourra le faire qu’avec son équipe. Tout le monde ferait pareil. Tous les responsables du pouvoir en Turquie constituent leur équipe, et essayent d’atteindre leurs objectifs avec leur équipe.

Les forces d’opposition, en dehors de la vôtre, ont des soupçons au sujet du processus actuel, et des pourparlers et rencontres avec Öcalan ; elles prétendent qu’il y a eu marchandage et que vous ouvrez désormais la voie devant Erdoğan. Cette perception existe, comme s’il y avait eu une entente aboutissant au fait que vous ne mettriez pas d’obstacles devant Erdoğan, voire que vous le soutiendriez. N’y a-t-il aucune part de réalité dans tout cela ?

Bayık: Pour nous, les personnes et les partis ne sont pas essentiels. Ce sont les principes qui sont essentiels. Dans les relations que nous entretenons il n’y a pas de marchandage ; il y a des principes et des objectifs. Nous menons les pourparlers sur cette base. Il faut que ce soit bien compris dans l’opinion publique. De notre point de vue, ça nous est égal que l’interlocuteur soit l’AKP, le CHP, ou le MHP. Nous discuterons de la solution du problème avec n’importe quel parti qui viendrait au pouvoir. C’est avec le Gouvernement en place, avec l’État que nous avancerons. Il ne peut y avoir de solution en dehors de l’État et du Gouvernement. Évidemment, tout en nous efforçant d’avancer avec ces interlocuteurs, nous cherchons le soutien des peuples, des cultures, des religions, des confessions. Mais en fin de compte l’accord se fera avec l’État ou le Gouvernement. Si nous menons aujourd’hui des pourparlers avec l’AKP, c’est parce qu’il est au pouvoir. S’il y avait le CHP, le MHP ou un autre parti au lieu de l’AKP, nous aurions fait la même chose. Il faut que cela soit bien clair: ce n’est pas parce que nous trouvons que l’AKP a une position juste, ou parce que nous le soutenons, que nous menons des pourparlers avec l’AKP. Évidemment c’est avec les gouvernements que nous menons des pourparlers. Nous les menons avec l’AKP parce que l’AKP est au gouvernement. S’il y en a qui tentent de nous présenter comme des supporters de l’AKP, c’est parfaitement injustifié. De notre point de vue, il n’y a pas de différence entre Çiller et Erdoğan. Leurs méthodes divergent. Çiller a voulu liquider le problème kurde avec des moyens militaires, et Erdoğan a voulu nous liquider politiquement, il a voulu le faire par des méthodes de guerre psychologique. C’est leur différence. Comment pourrions-nous être des supporters de l’AKP? C’est absurde! L’erreur, c’est de dire: “Le PKK soutient l’AKP, et grâce à cela l’AKP remporte des succès”. Et il y a des gens pour penser que le PKK soutient l’AKP et que cela lui sert à restreindre les droits démocratiques. Cela est totalement infondé. C’est notre mouvement qui lutte le plus pour la liberté et la démocratie. Si plusieurs milieux ou couches de la société peuvent aujourd’hui mieux s’organiser, c’est le résultat de la lutte menée par le PKK. C’est nous qui avons le plus lutté contre l’AKP. Et nous luttons encore. Nous menons des efforts unilatéraux pour changer la mentalité de l’État et du Gouvernement en Turquie.

C’est-à-dire que vous ne négligez pas la démocratie en échange de l’autonomie. Parce qu’il y en a aussi qui disent cela.

Bayık: Jamais. Nous n’avons jamais renoncé à la démocratisation et à l’autonomie démocratique. Ce sont des éléments complémentaires qui se développent mutuellement. Il faut considérer qu’avec le projet du HDP nous voulons la démocratisation de la Turquie. Tous nos efforts vont dans ce sens. Plus la Turquie deviendra démocratique, mieux elle parviendra à résoudre son problème kurde. Une solution démocratique du problème kurde en Turquie entraînera la démocratisation de l’ensemble du pays. Il y a certains intellectuels libéraux de gauche qui font des commentaires à la télévision en disant : “Le PKK soutient l’AKP et Erdoğan. Or Erdoğan est un dictateur. Comment le PKK peut-il espérer trouver une solution avec lui ? Le PKK est donc au service d’un régime dictatorial”. Et pourtant, si nous résolvons nos problèmes avec l’AKP, la Turquie se démocratisera. L’autonomie démocratique se développera au Kurdistan. Si l’AKP n’accepte pas l’autonomie démocratique et la démocratisation de la Turquie, de toute façon nous n’aurons aucune chance de réussir des négociations avec l’AKP, et nous lutterons contre l’AKP. Dans le passé nous avons mené une lutte très dure. Maintenant nous essayons de mener une négociation. S’ils viennent pour négocier, nous négocierons, sinon nous lutterons. Nous ne serons jamais dans le même camp que la dictature et le fascisme. Aucun dictateur et aucun régime fasciste ne pourra s’atteler à la démocratisation et la solution du problème kurde. S’ils mettent cette question à l’ordre du jour, ils ne pourront pas avancer dans le fascisme et la dictature. Dans le reste monde aussi, c’est avec les partis au pouvoir et les gouvernements, même les plus fascistes, que les problèmes sont traités et résolus. S’il y avait eu un pouvoir démocratique en Turquie, de toute façon vous n’auriez pas eu un problème tel que le problème kurde. Il n’y aurait pas eu une politique de négation et d’annihilation. Évidemment on luttera contre ceux pour qui la négation et l’annihilation sont essentielles et la démocratisation facultative, et on résoudra le problème.

Quand la statue de Mahsum Korkmaz (militant du PKK tué jadis) était à sa place, certains ont déclenché une campagne en disant : “comment peut-on autoriser cela?” Et quand la statue a été détruite, certains ont commencé à faire campagne en vous disant : “comment pouvez-vous mener des pourparlers avec ce Gouvernement?” En fin de compte, ce qui s’est passé à Lice pourrait-il causer une rupture grave dans le processus actuel de négociation?

Bayık: Tout n’est pas noir ou blanc en politique. On coince toujours la Turquie entre le noir et le blanc. On nous force à choisir entre le noir et le blanc. Nous ne considérons pas la politique de cette façon, nous ne la gérons pas comme cela. Il n’y a pas que le noir et le blanc : il y a pleins de tons entre les deux. Nous, nous prenons toutes les possibilités en considération, et nous optons pour le plus faisable. Nous n’agissons pas avec la mentalité actuelle qui prévaut en Turquie. Nous n’avons pas une approche en noir ou en blanc en fonction des événements. Quand on s’attaque à la solution des problèmes, des événements très négatifs peuvent survenir. C’est comme ça partout dans le monde. La Turquie et le Kurdistan ne font pas exception. Certaines puissances veulent empêcher que l’on passe aux pourparlers, cela pourrait susciter des provocations, des destructions et des affrontements. Nous évaluons tous ces événements sous tous leurs aspects bien sûr. Nous avons fait une déclaration au sujet du dernier événement à Lice. Une force qui veut la solution des problèmes doit bien sûr avoir une approche juste par rapport aux sensibilités du peuple kurde. Ceux qui sont tombés là-bas sont les fils de ce peuple. Ce sont des martyrs dans la lutte. Mahsum Korkmaz est un de ceux-là. Il faut être respectueux de ces martyrs. Y aller avec des chars et des hélicoptères pour enlever cette statue, la détruire, ne sert sans doute pas le processus. Mitrailler les cimetières, mettre le feu ici et là, ne sert pas non plus le processus. Chaque Kurde juge ces actes comme incendiaires. Il perçoit un message du genre : “s’il le faut, nous vous brûlerons”. Le peuple résistera bien sûr, et il a le droit de le faire. Comme un soldat turc représente une vraie valeur aux yeux du peuple turc, la tombe d’un guérillero kurde aussi représente une valeur pour les Kurdes. Toucher à ces valeurs, c’est toucher le peuple kurde. C’est bouleverser ses valeurs. Pour cette raison, ceux qui veulent vraiment développer le processus de pourparlers doivent faire attention à la sensibilité de notre peuple. Il ne faut pas qu’ils détruisent et qu’ils provoquent le peuple. Pour notre part, nous faisons attention à cela. Ils doivent le faire aussi. Par exemple le Ministre Beşir Atalay a dit : “l’État est sensible à la situation, il ne permettra pas de telles choses; en tout cas il ne les permettra plus à partir d’aujourd’hui.” L’État veut montrer son autorité. S’il veut être autoritaire de cette façon, le peuple kurde n’acceptera pas cet autoritarisme. Le peuple kurde a mené une lutte depuis des décennies contre ces manifestations d’autorité. Elle signifient que l’on ne veut pas de solution au problème, que l’on veut la guerre. Ces façons de faire sont pour le peuple une incitation à la guerre. Je veux le dire franchement : depuis quelques jours nos combattants nous demandent de cesser le processus s’ils touchent à cette statue. Il y a plusieurs camarades qui disent cela. Nous leur conseillons la patience. Nous avons dit que ce n’était pas justifié de s’engager dans la guerre guerre simplement à cause de cet événement. Nous avons dit qu’il faut dépasser ces réactions sentimentales. Donc nous les avons empêchés. C’est possible que certains ne nous obéissent pas. Car ils ont vraiment beaucoup de mal à admettre cette situation. Comme les combattants qui veulent aller combattre à Kobane ou à Sinjâr, il y a aussi ceux qui veulent combattre à Lice. Nous avons vraiment du mal à les empêcher. Certains se sont soustraits à notre vigilance. Ils essayent d’y aller en s’échappant, parce que nous ne les autorisons pas. Nous en avons rattrapé certains, mais certains étaient déjà partis. On les a ramenés. Combien de temps encore pourrons-nous le faire ?

Ça, c’est un événement important...

Bayık: C’est un grand événement bien sûr. Il serait utile qu’on le sache. Il y a plusieurs contraintes qui nous sont imposées. Nous ne pouvons pas les accepter. C’est une agression contre nos valeurs, contre notre peuple. Nous devons nous protéger contre ces agressions.

Il y a tellement de sujets, d’idéaux, de noms, qui sont pour chacun des deux côtés particulièrement sensibles. Et il y a aussi beaucoup de gens qui veulent renverser la table. Comment pourra donc se dérouler le processus ?

Bayık: Nous sommes conscients de cela. Nous nous opposons aux conceptions et comportements qui feraient reculer le processus, qui le saboteraient, qu’ils soient originaires d’autres que nous ou de nous-mêmes. Mais cette position ne peut être unilatérale. L’État turc et le Gouvernement doivent faire preuve de la même attitude. S’il y a un problème, il faut y remédier par le dialogue. Prendre des initiatives sans dialogue préalable peut être perçu comme de la provocation. Cela donne de l’eau au moulin de ceux que l’on dit vouloir saboter le processus. Car la Turquie n’est pas la seule à être sensible concernant certains sujets, les Kurdes le sont aussi. Il ne peut y avoir de sensibilité unilatérale. Il faut avant tout que ceux qui veulent résoudre les problèmes prennent en considération les points sensibles de chaque côté. Prendre seulement en compte la seule sensibilité des Turcs, sans prendre en compte celle des Kurdes, est parfaitement injuste. Et c’est surtout l’État turc qui doit prendre en considération ce qui est sensible chez les Kurdes. Les Kurdes ne prennent rien des mains de l’État turc : ils ne l’insultent pas, ils ne lui prennent pas ses droits linguistiques, culturels, organisationnels ni ne les interdisent. C’est l’État turc qui interdit. Nous constatons que, sans faire le moins du monde attention à la sensibilité des autres, il considère seulement que c’est sa propre sensibilité qui est essentielle. Ils disent: “nous sommes l’État, nous avons nos lois, nous faisons ce que nous voulons. Nous ne laisserons pas piétiner notre autorité”. Cela signifie qu’ils agissent avec l’ancienne logique. Cette logique n’est pas celle qui permet de résoudre les problèmes : elle les aggrave et pousse vers une direction dangereuse. 



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