Ceux qui prennent leur distance avec le HDP

27.01.2021 medyascope.tv
Traduit par: Cem Taylan /
Orjinal Metin (tr-27/01/2021)

La Turquie compte à ce jour beaucoup de problèmes qui ne sont pas réellement débattus dans le champ politique. La crise socio-économique pèse énormément sur la vie, et quand on observe l’agenda politique, on voit que les questions capitales laissent leur place à d’autres sujets, et quand il ne reste plus de sujets pour contourner ces vraies questions, le HDP devient d’actualité: les thèmes comme l’interdiction du HDP, la prise de distance avec le HDP réapparaissent.
J’insiste sur l’expression de « prendre ses distances », car depuis des années les partis politiques turcs enjoignent au HDP de prendre ses distances avec le PKK et cette injonction fait que ces partis prennent leur distance avec le HDP. Même si les partis d’opposition ne prennent pas ouvertement position, ils évitent soigneusement d’afficher leur proximité avec le HDP. 

Le HDP : troisième parti de Turquie mais pourtant diabolisé
Cette situation est devenue un étrange cercle vicieux en Turquie; or le parti en question n’est pas un petit parti. C’est un parti qui a remporté cinq millions huit cent soixante six mille voix - soit 11,7% des suffrages - aux dernières élections législatives de 2018. Dans ces mêmes élections, le MHP et le Bon Parti ont eu respectivement trois cent mille et neuf cent mille voies de moins que le HDP; il est non seulement arrivé en troisième position (après le CHP et l’AKP), mais il a remporté la quasi-totalité des voix dans certaines villes du Sud-Est et de l’Est, régions à majorité kurde. C’est donc un parti qui bénéficie d’une forte représentativité et d’un grand soutien populaire. Lors des élections législatives de 2015, le HDP a connu un très grand succès, obtenant 13,2% des suffrages, ce qui correspondait à plus de six millions de votes. Ce score a cependant baissé de 2,5% lorsque ces élections ont été répétées en novembre.

Depuis 2015, le HDP est devenu la première cible des partis du pouvoir et de certains partis d’opposition. Néanmoins, malgré l’incarcération et l’arrestation d’un grand nombre de ses dirigeants (Selahattin Demirtaş, ex-chef du parti, étant le plus emblématique) et la destitution de deux maires élus, substitués par des administrateurs désignés par Ankara, les sondages montrent que le HDP ne rencontre aucun problème à dépasser le seuil des 10% pour être représenté au Parlement. Ceci étant dit, cela ne signifie pas forcément que la base électorale du HDP soit ravie des politiques suivies par le parti.
Quoi qu’il arrive, le HDP, en tant que parti politique, aura une base électorale. C’est un parti qui arrive à mobiliser une fraction de la population - soit environ six millions d’électeurs, peut-être plus. Malgré la destitution de leurs élus locaux, ils arrivent à remporter les élections municipales dans ces villes. Les administrateurs qui les ont remplacés sont loin d’être remarquables. Au contraire, les habitants de ces villes semblent être distants de ces administrateurs parachutés. 

La question kurde, toujours en attente d’une résolution
Cette négligence face au HDP constitue un problème. Est-ce que les dirigeants se soucient de résoudre ce problème ? Je ne pense pas qu’il en soit question à l’heure actuelle. Ce problème existe véritablement, mais chacun à sa part de responsabilité. Dans l’introduction de sa dernière lettre envoyée depuis sa cellule de prison, Selahattin Demirtaş a écrit que le HDP doit faire son autocritique, tout comme les autres partis politiques le doivent également. La Turquie a une question kurde et c’est la vérité. Certains diront ‘’qu’elle est résolue, qu’elle n’existe plus’’, mais elle existe belle et bien. Les citoyens kurdes sont ceux qui la vivent et la ressentent le plus. 
En revanche, pour certaines fractions non-kurdes de l’opinion publique, ce sujet reste un tabou. 

Regardons de près la réunion qui a eu lieu en juillet 2015: des dirigeants importants de l’AKP et du HDP se sont réunis à Dolmabahçe. Suite à des négociations centrées sur le communiqué rédigé par Abdullah Öcalan, les deux partis ont cru avoir dépasser le plus grand obstacle à un processus de paix. Néanmoins, peu de temps après, la table ronde s’est dispersée. Cette réunion était clairement le signe que la Turquie et l’État turc ne pouvaient plus continuer à vivre avec la question kurde. La Turquie a connu une période de paix; cette tentative a échoué, mais elle a été le résultat d’une nécessité de résoudre cette question. 
Rappelons-nous de l’attitude adoptée en 2015 par ceux qui diabolisent aujourd’hui le HDP- l’AKP étant le chef de fil. A cette époque, cela fait maintenant six ans, les députés et représentants du HDP étaient en dialogue avec les hauts responsables et dirigeants politiques à Ankara. Ils prenaient ensuite le chemin de l’île d’İmrali où est détenu Abdullah Öcalan pour lui rendre visite. 

Après cette visite, ils rentraient à Ankara, puis faisaient un aller-retour entre Ankara et Kandil. Ces députés étaient ainsi en plein trafic diplomatique entre Ankara, Kandil et İmrali. L’État turc enregistrait et surveillait évidemment la totalité de ces interactions, notamment celles à İmrali. Les visites à İmrali se faisaient sous le contrôle de l’État turc qui demandait au HDP de jouer un rôle de médiateur entre Ankara, Kandil et İmrali. Ce rôle leur était donc attribué par l’État turc; mais cette tentative de résolution a échoué. A l’heure actuelle, le gouvernement cherche à criminaliser tout contact que ces députés ont eu à  Kandil et à İmrali. Leurs photos où ils se trouvent là-bas sont publiées par la presse; or ces contacts ont été confirmés, encouragés et contrôlés par l’État en 2015.   
Serait-ce possible que ce trafic triangulaire reprenne ? Je ne le pense pas. Surtout pas après tout ce que les députés du HDP ont vécu et subi. A présent, la formule pour une paix durable reste toujours inconnue et la Turquie devrait la trouver. 

L’opposition est mal à l’aise avec le HDP
Je veux rappeler une phrase qui a été prononcée par la présidente du Bon Parti Meral Akşener lors de la réunion du groupe de son parti: ‘’Ils parlent d’interdire le HDP, mais ils ne font aucun pas vers cette interdiction’’. C’est une phrase qui peut être analysée de plusieurs façons, mais elle insiste avant tout sur l’insincérité du gouvernement. Si jamais le HDP était interdit, que ferait le Bon Parti ? C’est le parti qui se montre le plus critique à l’égard du HDP dans le bloc de l’opposition. Les réponses qu’Akşener avait donné à ce sujet sur ce plateau étaient plutôt satisfaisantes, mais c’est un sujet sensible. 
Maintenant le HDP veut reprendre le dialogue avec les partis d’opposition. Le Parti de la Félicité (Karamollaoglu) et le Parti de l’Avenir (Davutoglu) ont déjà accepté cette proposition de rencontre. A l’exception du Bon Parti, je pense que les autres partis d’oppositions y seront favorables. Néanmoins, tous ces partis - par exemple le Parti de l’Avenir - reconnaissent le HDP tout en exprimant leurs critiques d’une façon très sévère. 

Il faut tout de même dire qu’en Turquie, que lorsqu’il s’agit du HDP, le climat devient automatiquement tendu. La Turquie devrait surmonter ce problème, ce qui ne semble pas possible pour le moment. Le gouvernement place volontairement le HDP dans le bloc de l’opposition et consacre des efforts pour montrer le HDP comme fauteur de troubles. Ils ont adopté cette stratégie lors des élections municipales du 31 mars, avec notamment une campagne électorale qui a été basée sur ‘’la survie de la nation’’. Néanmoins, les résultats témoignent que la stratégie de diabolisation du HDP n’a pas eu les effets escomptés.
Si les relations entretenues avec le HDP, discrètement ou ouvertement, avaient été pénalisantes, Ekrem İmamoğlu, ainsi que les candidats du CHP dans les villes d’Adana, Mersin et Antalya n’auraient pas pu gagner les élections locales du 31 mars, et surtout pas à İstanbul.

La diabolisation du HDP : une politique qui n’a pas fonctionné
Une campagne qui a été menée en très grande partie sur la criminalisation du HDP a fait faillite à İstanbul. C’est un élément sur lequel le bloc du gouvernement devrait se poser des questions tout comme le bloc de l’opposition, notamment l’AKP et le CHP. Je sais que le CHP prend cela en considération pour façonner sa stratégie électorale. En revanche, certaines personnes au sein de l’AKP expriment leur inquiétude vis-à-vis de cela. İhsan Arslan, ex-député de l’AKP, a soulevé cette question dans ses mémoires et dans les interviews qu’il a donné; mais il a été rapidement lynché et envoyé au conseil disciplinaire, puis il a fait marche arrière - alors qu’il était une des premières personnes qui venaient à l’esprit lorsqu’on parlait de la question kurde au sein de l’AKP. Il n’a donc pas pu supporter ces pressions. Néanmoins, de plus en plus de cadres et dirigeants non-kurdes de l’AKP pensent aujourd’hui que cette attitude exclusive face à la question kurde (alignée sur celle du MHP), fragilise non seulement les lignes politiques du parti, mais également la survie du pouvoir. Et comme je le dis souvent, ces personnes rappellent la décision de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) sur la libération de Selahattin Demirtaş pour se légitimer et montrer qu’ils ont raison; ils essayent de demander par là un apaisement du ton et du langage mais n’y arrivent pas car d’après une information qui circule dans les coulisses politiques, Erdoğan n’aurait pas hésité à affirmer que ‘’Selahattin Demirtas est un terroriste et que les décisions européennes ne nous regardent pas’’. Or ce n’est pas une affaire qui pourrait se trancher facilement. Mehmet Uçum, premier conseiller juridique du président Erdoğan, répète souvent que la décision de la CEDH n’est pas contraignante. Or, comme l’a très bien montré le journaliste Yıldıray Oğur dans son article publié dans le journal Karar, Mehmet Uçum a été l’avocat de plusieurs demandeurs qui ont fait recours à la CEDH et a consacré beaucoup d’efforts pour que la CEDH soit perçue comme le garant des droits et libertés en Turquie, avant de se rapprocher du régime. 

Tout cela nous montre qu’il y a une volonté de faire de la politique en disant “hier c’est hier, aujourd’hui c’est un autre jour’’. Au bout d’un moment, cette politique n’a plus aucun bénéfice pour le régime ni pour l’opposition. Tout comme le régime, l’opposition devrait résoudre ses désaccords avec le HDP et devrait l’inclure dans le processus de résolution. Je ne parle pas ici de la question kurde, mais de l’intégration totale du HDP, troisième parti qui a le plus de députés au Parlement, dans le système politique légal. Les responsabilités du HDP sont très nombreuses dans ce processus; mais les autres partis, surtout les partis du pouvoir et de l’opposition, ont également leur part de responsabilité.  La désintégration du HDP et des personnes qu’il représente n’est pas une option viable pour la Turquie. Je ne pense pas que des discours comme “qu’on l’interdisse d’abord, on verra pour la suite’’ puissent être une solution envisageable. Ils ont auparavant participé à des élections de manière indépendante, sans parti politique en raison des interdictions. Malgré le seuil des 10% imposé pour pouvoir être représenté au Parlement, ils ont réussi à recueillir suffisamment de voies indépendamment. Il n’y a pas si longtemps, un internaute m’a posé la question suivante: “Vous parliez souvent des élections anticipées, or vous n’abordez plus le sujet. Est-ce parce que vous pensez à présent qu’elles n’auront pas lieu ?’’. 

Un parti qui est une épine au pied du régime
Je pense qu’Erdoğan à toujours en projet de déclarer des élections anticipées et je pense que le facteur le plus important à prendre en compte dans cet algorithme est le HDP. Si jamais il avait la certitude que le HDP ne soutiendrait pas les candidats de l’opposition, des élections anticipées auront lieu tout de suite et Erdoğan fera les calculs de gagner la présidentielle au deuxième tour au cas où il ne sortira pas vainqueur au premier. Car arithmétiquement, un candidat d’opposition qui n’a pas le soutien du HDP n’a aucune chance d’être élu. Les élections législatives, la réélection du HDP au Parlement est une autre question. Aux dernières législatives, il avait obtenu 67 sièges au Parlement, or certains députés ont été démunis de leurs fonctions. Si, aux prochaines élections, il obtenait 60 députés, cela pourrait satisfaire Erdoğan (de toute façon le Parlement n’a plus aucune véritable fonction en Turquie). 

Par ailleurs, Erdoğan voudrait également que le HDP boycotte les élections comme en 1994. En 1994, le DEB (ancêtre du HDP) avait boycotté les élections municipales sur ordre de Kandil et cela avait surtout profité au Parti du Refah (ancien parti d’Erdoğan), notamment dans les villes du Sud-Est à majorité kurde. Faire pression sur le HDP pour qu’il re-boycotte des élections - en faisant recours à la justice pour son interdiction ou bien en empêchant son financement par le Trésor Public - serait pour Erdoğan la meilleure stratégie. Et un jour, qui sait, Erdoğan pourrait même considérer le HDP comme un allié. Auparavant, ils n’étaient pas des alliés mais travaillait ensemble pour parvenir à un processus de paix. Il faut noter qu’Erdoğan est un homme politique très pragmatique, si l’on regarde son passé, il a été capable de faire des alliances avec des partis politiques très différents l’un de l’autre. De ce fait, il peut très bien se retrouver dans une alliance qui comprendrait le HDP. Mais cette probabilité ne l’empêche pas de le diaboliser à présent et de nommer “terroriste’’ tous ceux qui ne prennent pas leur distance avec le HDP. 

Au final, le problème du HDP n’est pas si réel que ça. Il n’est pas négligeable que cette situation ait des impacts politiques. Mais le problème et le paysage, tel qu’ils nous sont décrits aujourd’hui, ne sont pas en adéquation avec les réalités de la Turquie. Quand on fait un bref retour en arrière, on voit les exemples de cela et le problème reste toujours entier: que se passerait si le HDP était interdit ? Qui représenterait les kurdes ? Pour quel candidat et quel parti voteront les kurdes ? Est-ce que la Turquie les huerait en disant qu’ils ne devront pas faire de la politique, ni voter ? La Turquie aurait dû dépasser tous ces problèmes bien avant 2021.




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