La Turquie doit-elle craindre DAESH ?

11.10.2019 medyascope.tv
Traduit par: Cem Taylan / Rédaction: Jalal Haddad /
Orjinal Metin (tr-11/10/2019)

Bonjour à tous. L’une des questions posée au ministre de l’intérieur Süleyman Soylu à propos de l’offensive militaire turque au Nord de la Syrie portait sur Daesh. « Ne vous inquiétez pas » a-t-il répondu en rigolant, et a poursuivi son propos de la façon suivante : « Le monde entier est terrifié par Daesh. Il est hors de question qu’ils renoncent à une alliance avec nous. Soyons serein et apaisé ». D’après ce que j’ai compris il ne parlait pas de Daesh lorsqu’il a dit « qu’il était hors de question qu’ils renoncent à une alliance avec nous ». Nombreux sont ceux qui ont pensé qu’il parlait de Daesh, mais personnellement je ne le pense pas. Sinon cette phrase aurait fait scandale. Il devait parler des pays Occidentaux contre Daesh lorsqu’il a dit qu’une alliance était inévitable. « Le monde entier est terrifié par Daesh ; soyons serein et apaisé ». Ces phrases ne sont absolument pas en adéquation avec la réalité des choses. Mais ces paroles ne sont pas uniquement prononcées par Süleyman Soylu. Ces paroles reflètent une perception de Daesh très répandue dans l’opinion publique. Avant Daesh cette perception était très répandue concernant Al-Qaïda. En général, l’opinion publique a du mal à croire à la réalité de ces organisations et a tendance à associer ces organisations avec des théories du complot et des services secrets de pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni ou Israël. Je suis un journaliste qui cherche à montrer depuis des années que cette approche est erronée.
Celui qui croit en ces théories y croit et celui qui ne croit pas n’y croit pas, on n’y peut rien.

Une organisation responsable de plusieurs attentats en Turquie
Mais il faut souligner la chose suivante : cette idée que tout va bien et qu’il n’y a pas à s’inquiéter vis-à-vis de Daesh est une idée réfutée par l’histoire récente de la Turquie. Cette dernière est remplie d’attentats de Daesh. Le dernier eut lieu à la boîte de nuit Reina[1], avant il y eut l’attentat à l’aéroport Atatürk[2], l’attentat de la gare de train à Ankara[3], l’attentat de Suruç[4] et enfin l’attentat visant un meeting du HDP à Diyarbakir[5]. Daesh a fait de nombreux attentats sur le sol turc. On sait également qu’un grand nombre de citoyens turcs figurent parmi les membres de Daesh en Syrie et en Irak, notamment des enfants d’immigrés turcs qui habitaient en Allemagne, en France ou aux Pays-Bas. Et une part considérable de ces personnes ont rejoint Daesh non seulement pour combattre à ses côtés, mais pour habiter sur le territoire occupé. C’est-à-dire qu’ils sont partis avec leur famille. Ainsi les camps de détention de militants de Daesh situés en Syrie comportent également des familles de militants, et on parle de milliers de personnes. Ces détenus étaient auparavant, par délégation des États-Unis, sous la responsabilité du YPG/PYD, communément appelés « Les forces démocratiques syriennes » par l’Occident.  Avec l’opération Source de paix, Donald Trump a confié cette responsabilité à la Turquie, à Ankara. Ankara n’a pas refusé d’assumer cette responsabilité. Notre président de la République a dit qu’il trouvait que le nombre des détenus était exagéré, mais il n’a pas balayé d’une main l’idée d’en prendre une partie.

Des détenus dont personne ne veut
Il y a plusieurs dimensions à prendre en compte dans cette affaire. La première concerne sans doute les militants de Daesh détenus en Syrie. Une part importante de ces militants est en prison et on se demande ce qu’ils vont devenir, ainsi que leurs familles. Ce qui est très intéressant c’est que ces détenus étaient confiés au YPG/PYD alors que le territoire revendiqué par ces organisations n’a aucun statut juridique international. De ce fait les décisions qui allaient être prises par les tribunaux de cette région allaient ouvrir de grands débats et conduire à une crise. Ce n’était pas durable. Une solution pouvait être la délégation de ces détenus à l’État syrien ou bien la distribution de ces derniers entre différents États. Sur ce point, la situation est intéressante. Parmi ces détenus, il y a des des citoyens britanniques, français ou canadiens. Or, ces pays ne veulent plus entendre parler de ces ressortissants – que ce soit pour les juger ou autre.
En fin de compte, on parle de milliers de personnes abandonnées par leurs pays. Et jusqu’à présent, les États-Unis avaient délégué ces personnes au YPG/PYD qui surveillait ces détenus en échange d’aides financières et de la protection des États-Unis. Certes, ils ne le faisaient pas avec beaucoup de bonne volonté, mais ils étaient contraints de le faire. Et maintenant, il a été décrété que l’État turc doit prendre le relais. « Comment » le fera-t-il reste une question en suspens. Il y a de nombreuses spéculations. Le président de la République russe, Poutine, a même mentionné la possibilité d’une éventuelle fuite de ces détenus et une résurrection de l’État Islamique dans la région à cause de l’opération militaire – alors qu’il ne s’exprime pas beaucoup sur ce sujet, il a tout de même évoqué cette possibilité. Et les agences de presse russe ont rapidement diffusé ces paroles présidentielles. On s’attend à ce que cela arrive. Et on attache, bien sûr, une grande importance à ce risque dans les milieux hostiles à l’opération militaire de la Turquie. En revanche, la Turquie répond qu’il n’y a rien de grave. Or, je pense que la situation est en elle-même très grave. Et la Turquie va avoir de grandes difficultés à s’occuper de cette lourde charge. Savoir gérer ces détenus va être primordial dans les prochains jours.
Deuxièmement, il existe encore aujourd’hui une restructuration de Daesh en Syrie. Après les premiers Tweet de Trump, des journaux ont écrit que Daesh avait repris ses actions à Rakka, l’ancienne capitale de l’organisation en Syrie. De ce fait, il est possible qu’avec un affaiblissement des kurdes dans la région, Daesh va revoir le jour, il faut le prendre en considération. On ne sait pas dans quelle mesure cela est vrai ; mais qu’on ne soit pas choqué si on entend que Daesh se renforce encore une fois en Syrie et que l’organisation se restructure dans la région.
Une autre dimension de l’affaire concerne le territoire turc. Daesh a fait de nombreux attentats en Turquie – je les ai listé juste avant – et il est très probable qu’il en fasse d’autres. La stratégie de Daesh sera bien sûr décisive à cela, mais la manière dont la Turquie va s’occuper de la charge déléguée par Trump sera également primordiale. Si la Turquie adopte une attitude dure face à ces détenus, Daesh pourrait très bien attaquer à nouveau la Turquie. D’autre part on sait également que Daesh a une base importante en Turquie, la police turque mène régulièrement des opérations pour mettre fin à la structuration de l’organisation sur le sol turc. Il y a des détenus et des jugés dans le cadre de ces enquêtes, ce qui montre que Daesh s’est très sérieusement enraciné en Turquie. Ce phénomène s’est surtout développé pendant les premières années de la guerre civile, notamment avec l’assouplissement des frontières entre la Syrie et la Turquie qui a permit une circulation facile des individus entre les deux États. Pendant cette période, un grand nombre de citoyens turcs se sont radicalisés et ont rejoint les rangs de Daesh. Ces personnes ont acquis certaines compétences, notamment en matière d’armes et d’activités illégales. De ce fait, il est très probable que Daesh se restructure en Turquie.

Un environnement propice à de nouveaux attentats
Par ailleurs, des organisations comme Daesh émergent très souvent dans des États instables. Par exemple, Al-Qaïda a émergé en Afghanistan, pour devenir plus tard Daesh, en Iraq. Après l’éclatement de la guerre civile en Syrie, Daesh et d’autres organisations radicales et intégristes ont gagné un pouvoir considérable. Et actuellement, la Turquie est économiquement et politiquement très instable ; le pays traverse une crise économique profonde et on observe une forte polarisation autour de la politique. De plus, il est très probable que le problème kurde, qui existait déjà, s’aggrave à cause de cette opération militaire.
Ainsi Daesh et d’autres organisations vont très certainement profiter de cette atmosphère d’instabilité pour se ressaisir. De ce fait, je pense qu’il est absurde de parler actuellement de sérénité, il faut suivre de près les dangers qui nous attendent. Bien sûr, c’est d’abord à l’État turc de s’occuper de ces dangers, mais chacun est capable de faire des choses de son côté. Il faut surtout que chacun soit vigilant et attentif. Mais si vous vous dites dès le début qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter, cela signifie que vous ne comptez pas prendre de mesures face à ces dangers. Je pense qu’il faut considérer la situation comme un cri de catastrophe ; je veux souligner encore une fois que cette situation est réelle et il ne faut surtout pas la négliger. J’ai tendance à répéter ces paroles après chaque attentat terroriste et un grand nombre de personnes ne me prennent pas au sérieux. C’est ce qui se passe chez nous. On vit l’effet de choc d’un attentat, puis on l’oublie peu de temps après. Mais passées certaines étapes, la Turquie risque tout de même rentrer dans une spirale de terreur. Alors que les conflits avaient diminués en Syrie, sauf à İdlib, avec le lancement de l’opération Source de Paix, la région risque d’être à nouveau déstabilisée. Et la Turquie sera impactée par cette instabilité comme tout le monde.
Le problème de Daesh se pose aussi pour le reste du monde, notamment les pays occidentaux. Il est clair que les services secrets occidentaux font un travail très élaboré, il est désormais beaucoup plus difficile d’organiser un attentat. Mais ce n’est peut être pas la seule raison pour laquelle ces attentats ne peuvent plus avoir lieu, c’est peut être lié aux stratégies et tactiques de Daesh. On sait que les institutions et les fondations qui suivent de près ces affaires nous donnent des preuves très concrètes montrant que Daesh et d’autres organisations similaires continuent à se mobiliser sur les réseaux sociaux. On parle aussi d’un basculement de ces organisations vers le Sud-Est de l’Asie et en Afrique. On pourrait ainsi faire face à un nouvel État islamique concentré dans ces régions plutôt qu’en Iraq et en Syrie. 
Mais le mouvement pourrait aussi basculer vers une autre direction. Ce type d’organisations se caractérise en effet par sa capacité à s’organiser dans les régions les plus instables du monde. Parce que ces mouvements ont désormais établi une base importante. Peu importe les dégâts infligés, ces organisations continuent de se structurer grâce à ces bases. Or, l’idéologie défendue par ces mouvements rencontre beaucoup de disciples. Cette idéologie a une base importante dans beaucoup de régions du monde, notamment chez les musulmans qui se sentent exclus de la société dans les États instables, mais aussi dans les pays Occidentaux.
Ajoutons qu’il y a également une tendance chez des occidentaux reconvertis à l’Islam à rejoindre l’État islamique, et ces personnes deviennent de plus en plus nombreuses. Il ressort de tout cela un tableau très inquiétant. Il faut donc se soucier de Daesh et rester vigilant, il n’y a absolument pas de quoi être serein – je ne dis pas cela pour contredire le ministre de l’intérieur ; je veux simplement souligner ce danger qui est très réel.
Les hommes politiques peuvent choisir de ne pas mettre l’accent sur certains événements pour les garder hors de l’agenda politique et de l’actualité par question de priorité, mais nous, en tant que journalistes, nous ne pouvons pas nous permettre cela. Il me semble que le plus important pour nous est de dire ce qu’on pense tel quel. D’après mes connaissances, le danger de l’État Islamique et d’autres organisations semblables est très réel actuellement en Syrie et en Iraq, mais surtout en Turquie ; la probabilité d’une résurrection de l’État Islamique en Turquie est à prendre fortement en considération, il est donc important d’être attentif.
C’est tout ce que j’avais à dire, bonne journée.



[1]  L’attentat du Reina est un attentat réclamé par Daesh au nouvel an 2016 dans une des plus grandes boîtes de nuit à Istanbul. L’attentat a fait 39 morts et 70 blessés.
[2]  L’attentat de l’aéroport d’Atatürk est un attentat-suicide réclamé par Daesh à l’aéroport d’Atatürk le 28 juin 2016. L’attentat a fait 48 morts et 239 blessés.
[3]  L’attentat de la gare de train d’Ankara est un attentat-suicide réclamé par Daesh à une gare de train à Ankara le 10 octobre 2015. L’attentat a fait 109 morts et plus de 500 blessés.
[4]  L’attentat de Suruç est un attentat-suicide réclamé par Daesh dans la ville de Şanlıurfa le 20 juillet 2015. L’attentat a fait 34 morts et plus de 100 blessés
[5]  L’attentat du meeting de HDP est un attentat-suicide réclamé par Daesh lors d’un meeting meeting du HDP à Diyarbakir le 5 juin 2015. L’attentat a fait 5 morts.




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