La Turquie : Un pluralisme politique dans un “système à parti unique”

05.04.2020 medyascope.tv
Traduit par: Nurcan Kılınç /
Orjinal Metin (tr-05/04/2020)

Bonjour, bonne journée. Peu après avoir débuté dans le métier de journaliste, j’ai commencé à travailler sur les mouvements islamistes en Turquie, et en conséquent lu beaucoup de livres, de nombreux magazines, j’ai suivi et discuté avec les gens. Et à ce moment-là, j’ai pu constater clairement que les différents groupes religieux musulmans – les différentes confréries, groupes, partis politiques – avaient une question fondamentale : le pouvoir à parti unique, celui d’Atatürk et plus particulièrement celui de Ismet Inönü [1]. Et durant cette période, plusieurs livres d’auteurs qui prétendaient écrire la vraie histoire de Turquie étaient en vente – peut-être que ça existe toujours. Ils se vendaient bien et traçaient une histoire différente de l’histoire officielle. La plupart de ces publications critiquaient la prise de distance avec la monarchie et le califat après la proclamation de la République en Turquie. Dans ces critiques, la gestion par un parti unique, d’un seul homme n’est pas comparée à un système pluraliste. Au lieu de cela, il est prétendu que la période précédente était meilleure, ce qui signifie “vous avez mis fin à la monarchie et au califat, mais ce que vous faites n’est pas très différent. La monarchie était même mieux à certains égards, car plus proche de la société”. Selon eux, cette proximité était entièrement due à la religion. C’est une critique de la laïcité choisie par Atatürk et ses haut-fonctionnaires. 
Avec le temps, ce critique en faveur de la monarchie ottomane a laissé place à un langage islamiste à l’ambition plus démocratique. À partir du constat selon lequel, durant le pouvoir du parti unique, les pratiques de l’État partisan ont été expérimentées et malgré le multipartisme celles-ci continuent à exercer son influence à travers ce qui est conceptualisé par “État profond”. En conséquent, l’idée d’un pluralisme, d’une gestion de l’État plus décentralisé s’est renforcée dans la pensée des islamistes en Turquie, et particulièrement chez les conservateurs. À partir des années 1990, cette idée a commencé à s’exprimer plus clairement. Cette situation n’est pas réservée à la Turquie, mais aussi visible dans le monde musulman, via le changement de la structure sociale au sein des mouvements islamiques, avec la participation des jeunes issus de la classe moyenne et éduqués. Au lieu d’une compréhension renfermée et uniforme de l’islamisme, progressivement, la recherche d’un islamisme plus pluraliste dans le monde a émergé – c’était une chose difficile, mais qui a émergé. 
Durant les années du Parti du bien-être, les choses ont changé en Turquie. Ce parti s’est démarqué d’abord au sein des municipalités. En 1994, avec les victoires à la municipalité d’Istanbul et à Ankara en particulier, et d’autres villes, le parti du bien-être a davantage souligné l’importance des administrations territoriales. Et en ce sens, les gouvernements locaux ont été présentés comme des lieux où la vraie démocratie règne. Nous savons que durant leurs premières années, les maires issus du parti Refah [2] ont réuni des assemblées populaires. J’avais assisté à certains d’entre eux, et une pratique de la gestion alternative était d’usage, même si cela n’a pas durée très longtemps. Avec la fermeture du Parti Refah et les interdictions, afin de parvenir à lutter contre l’État profond et surmonter les difficultés, les positions de ce mouvement politique ont changé avec la fondation du Parti de la vertu [3]. Il s’est approprié des visions telles l’ouverture vers l’extérieur, affirmait un soutien à l’Union européenne, et prônait l’établissement de bonnes relations avec les États-Unis lorsque cela s’avérait nécessaire. Évidemment, ce n’était qu’une stratégie. Car comme il ne pouvait résister aux attaques du système établi à l’intérieur, le système national, il recherchait le soutien du système mondial. Le Parti de la vertu a eu des difficultés à faire cela, car Erbakan et des personnes de sa génération étaient toujours présents au sein du parti – ce groupe traditionaliste pesait évidemment. Ainsi, les innovateurs n’ont pu être efficaces dans le Parti de la vertu, ils ont même été empêché par Erbakan lorsqu’ils allaient effectuer un changement. Suite à la fermeture du parti, les innovateurs ont emprunté un nouveau chemin avec l’AKP, et se sont orientés vers ce qu’ils conceptualiseront plus tard : “la démocratie conservatrice”. Cette revendication prônait le pluralisme, la démocratie. 
Après leur arrivée au pouvoir, Ömer Dinçer [4], lorsqu’il occupait la fonction de sous-secrétaire du Premier ministre, a préparé le projet de réforme de l’administration publique. Cette réforme prévoyait une décentralisation assez importante, un transfère du pouvoir d’Ankara vers les différentes parties du pays. Cette réforme proposée au début du règne de l’AKP, a été empêchée par l’État, par les propriétaires traditionnels de l’État. Une campagne de diffamation a été opérée à l’encontre d’Ömer Dinçer, et le projet de loi a été mis de côté. Mais en Turquie, ce débat a longtemps perduré et de manière intéressante, les islamistes au pouvoir et ceux qui les ont soutenus, ont défendu le partage du pouvoir et la réduction des pouvoirs d’Ankara. Et ce faisant, ils ont pris comme mauvais exemple le passé au parti unique, la période d’Atatürk et celui du Chef national. 
Où est-ce que nous en sommes aujourd’hui ? Aujourd’hui nous avons le Président Erdoğan qui s’entretient en vidéoconférence avec les 81 préfets du pays. Il y a certes une situation très importante, et comme la tenue d’une réunion n’est pas une bonne idée, le Président organise une visioconférence avec les 81 préfets du pays afin de leur donner les instructions nécessaires dans la lutte contre l’épidémie. Puis le Président Erdoğan organise une autre réunion, au même endroit, avec les présidents de l’AKP des 81 villes, il est entouré presque des mêmes personnes, de ses conseillers, etc. Disons que, si la veille le Président Erdoğan s’était rassemblé avec les préfets en tant que chef de l’État, il se réunit le lendemain avec les présidents provinciaux de l’AKP en tant que chef du parti. Puis, il regroupe la délégation centrale de l’AKP, les membres de la délégation change, mais les personnes rassemblées autour de la table sont les mêmes, ceux qui l’accompagnent aussi, là aussi il préside le parti. Enfin, le Président Erdoğan se réunit avec les maires, mais sont uniquement conviés les maires issus de l’AKP. Les maires des différents endroits, ceux des grandes villes qui sont issus du CHP n’ont pas participé à cette réunion. Les maires du CHP n’ont pas assisté à cette réunion, et l’État limite leurs actions. Comme l’a écrit aujourd’hui, Aydın Selcen [5] dans son article publié sur le site Gazete Duvar, les maires issus du CHP ne sont considérés comme interlocuteur par le Président, de fait, il leur envoie les préfets et le ministre de l’Intérieur.
Dès l’approbation du système présidentiel, où le président est chef d’un parti, cela était prévisible et nous avons plusieurs exemples. Alors que nous sommes face à un événement si crucial, comme l’épidémie du coronavirus qui a tout changé et changera davantage – dont le Président Erdoğan a déclaré dès le début “plus rien ne sera comme avant” – les pratiques d’Erdoğan nous démontre que rien n’a changé. Cela nous permet de voir que le parti présidentiel, ce qu’il nomme comme le système présidentiel, qui est le pouvoir d’un seul homme, ne sont pour l’intérêt de la Turquie. Pendant des années, une tranche de la société a évoqué le lien entre les présidents provinciaux des partis et les gouverneurs provinciaux. Pour être clair, sous le pouvoir du CHP, ils déclaraient que les présidents provinciaux du parti avaient plus de pouvoir que le préfet, peut-être que c’était vrai. Mais de nos jours, il est difficile de distinguer dans certaines villes le préfet du président provincial de l’AKP. Il est évident qu’il est ici question, de ce qui a toujours été dit : l’État du parti, je pense qu’ils ne vont pas le nier. Il y a le parti, il y a des partis, il y a des maires membres de partis, les présidents provinciaux du parti, et les dirigeants de l’État. Tout se construit de la sorte, et tout ce qui sont en dehors de cela sont laissés à leur sort. Au-delà d’être abandonné à leur sort, ils sont abandonnés par l’État, par la coopération de l’État et du parti. 
J’ai intitulé cette émission “un pluralisme dans un ‘système à parti unique’ “. Actuellement le système présidentiel en Turquie, et s’il faut être clair le pouvoir d’un seul homme, est le principal problème. Mais il existe encore plusieurs partis en Turquie, dont quelques-uns qui ont toujours un pouvoir perturbent le jeu – le HDP par exemple, ou le CHP qui ont emporté les mairies des grandes métropoles. En conséquent, s’il y a perturbation, cela nécessite une révision du système présidentiel, un renouvellement, voire un retour au système parlementaire. Or comme les dirigeants n’acceptent cela, ne veulent accepter cela, ils ciblent les partis qui ne sont au pouvoir comme responsable de tous les malheurs, de tous les problèmes auxquels le pays est confronté. Nous vivons cela. Il n’y a en réalité un seul parti au pouvoir, il y a le MHP [6], et dans une certaine mesure le BBP [7] – Parti de la grande unité. En réalité, il y a une coalition au pouvoir, et ceux en dehors, ont certes un effet, mais n’ont de valeur aux yeux de ceux qui dirigent le pays. Ceci ne peut perdurer, et nous le voyons clairement avec l’épidémie actuelle. Istanbul, Izmir qui sont les principales villes touchées par l’épidémie, et dans une moindre mesure Ankara, Adana et Mersin, sont des villes où il y a un an, des maires issus du principal parti de l’opposition ont été élus avec un large soutien du peuple. Mais aucune mesure commune n’a été prise avec ces maires afin de lutter contre l’épidémie. Au contraire, les mesures dont ces maires essayent de prendre afin de lutter sont empêchées par l’État, et là où l’État n’y parvient, des personnes et des milieux qui prétendent soutenir le gouvernement qui l’empêche.
En d’autres termes, c’est une grande réussite de pouvoir obtenir un “État dans l’État” à partir de la campagne d’aide que les municipalités métropolitaines tentent de faire, ont commencé et ont réussi à faire en peu de temps. C’est un succès admirable. Au-delà de cela, établir des théories du complot en prétendant que ces mairies qui proclament leur autonomie est un non-sens complet. Que dit le Président à ce sujet ? “Notre État est la présidence”. Il y a une Turquie composée de cela, qui se distingue entre ce qui lui plaît et ce qui ne lui plaît pas. Et cette Turquie traverse une situation très critique que le monde vit actuellement.
C’est ce qui est partiellement arrivé après le 15 juillet [le coup d’État raté du 15 juillet 2016] – en marginalisant le HDP [8] – avec la vision qu’il faillait rester uni, avec les autres partis, en ce moment critique, c’est ce qu’Erdoğan avait fait. Mais ça n’a pas durée, et il ne l’aurait pas permis de toute manière, mais il l’a au moins fait. Durant cette période, il a invité tous les partis, à part le HDP, à Samsun pour le 19 mai [9]. Meral Aksener ne s’y est rendue pour diverses raisons, et tous les autres se sont tenus présents, et ont été photographié ensemble. La réalité de la photo se discute, mais il a au moins essayé de faire quelques choses. À ce jour, partout dans le monde et en Turquie la seule actualité est l’épidémie. Mais les citoyens de la République de Turquie qui ont voté pour les différents partis politiques savent que la meilleure façon de surmonter cette période passe par la solidarité. Cependant, ils ne voient les différents partis, qu’ils soutiennent ou non, qu’ils apprécient ou non, se réunir, même par visioconférence en guise de solidarité. Et d’après ce que j’ai pu comprendre ça ne risque pas d’arriver. Pourquoi ? Car il y a actuellement en Turquie un pouvoir à parti unique, et une vision pour laquelle le multipartisme, le fait qu’une opposition existe est perçu comme un dommage pour le pays. C’est la conception d’un parti unique, mais ça ne peut perdurer, la Turquie n’est pas un endroit où cela peut perdurer. Les élections municipales d’il y a un an, ont déclaré que ce système présidentiel, qui fonctionnait en créant des clivages ne pouvait fonctionner en Turquie. Mais ceux qui dirigent la Turquie – peut-être qu’il n’est pas nécessaire d’employer le pluriel – le Président Erdoğan essaye de faire avancer une voiture qui n’avance, de faire fonctionner un train qui est en panne. Et il essaye de faire cela dans un moment assez critique, selon ses mots, à un moment où “plus rien ne sera comme avant”. C’est agir comme si rien n’avait changé, et cela ne peut être imputée seulement au pouvoir, des groupes en dehors du gouvernement, dans l’opposition ont des réflexes, des attitudes, des comportements similaires. Mais je pense que, tous ceux qui agissent comme si rien n’avait changé dans une période aussi critique verront qu’ils n’auront rien à dire à la société à la fin de cette période. 
Oui, c’est très intéressant – intéressant n’est pas à connotation positive – nous vivons dans un système étrange. Le système est basé sur un seul parti, un seul homme, malheureusement dans leur conception. Et heureusement que pour moi, la Turquie n’est pas composée du pouvoir et de ses partisans, que des autres existent. Les prestations de ces autres personnes peuvent être bonnes ou mauvaises, ces questions sont controversées, mais leur existence est inéluctable. Nous ne pouvons attendre toute une vie à ce que ce pouvoir d’un seul homme, ce système présidentiel reconnaissent que l’opposition, et la population qui ne les soutient pas ont des droits égaux avec les autres. Chose qui parait peu probable. En effet, il y a un an, les électeurs ont montré lors des élections locales que ça ne devait pas se passer ainsi. Je pense et j’espère qu’après avoir survécu à ce fléau de virus, ces jours seront évalués d’une manière bien meilleure, beaucoup plus réaliste et tournée vers l’avenir. Et je termine en déclarant que ceux qui n’ont pas pris les mesures nécessaires aujourd’hui n’auront pas grand-chose à dire demain. 
C’est tout ce que j’ai à dire, bonne journée.


[1] Homme d’État turc, et Président de 1938 à 1950, il est considéré comme la figure politico-militaire la plus importante de l’Histoire contemporaine de la Turquie après Mustafa Kemal Atatürk et c’est pour cette raison qu’il est surnommé Chef national, “Milli Şef”. 
[2] Refah Partisi, traduit le plus souvent en français par « le parti de la prospérité », est un groupe politique islamiste fondé par Necmettin Erbakan, ancien mentor de Recep Tayyip Erdoğan
[3] Fazilet Partisi en turc, était un parti politique islamiste, fondé en 1998 afin de succéder au parti Refah dissous en 1997. Le parti de la Vertu sera elle interdite en 2001 par la Cour constitutionnelle turque, sous motif qu’il violait le principe de laïcité prévu par la Constitution. 
[4] Universitaire et homme politique turc, sous-secrétaire du Premier ministre Erdoğan de 2003 à 2007, puis a occupé des postes de ministres. 
[5] Ancien diplomate, consul de la Turquie à Erbil notamment, ayant démissionné en 2013   
[6] Parti d’action nationaliste, Milliyetçi Hareket Partisi en turc, est un parti généralement classé à l’extrême droite.
[7] Büyük Birlik Partisi, est un parti issu par scission du MHP.
[8] Le parti démocratique des peuples, est un parti pro-kurde, présente à la Grande Assemblée
[9] journée de commémoration du commencement de la Guerre de libération




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