On part avec femme et enfants pour le djihad maintenant - Entretien avec Olivier Roy, texte intégral

22.01.2015 Habertürk

Directeur de recherche au CNRS, Olivier Roy enseigne aujourd’hui à l’institut universitaire européen de Florence. Il est l’un des meilleurs connaisseurs au monde de l’islam politique. On a parlé sur les attentats de 7 janvier et la manifestation du 11 janvier à Paris avec le chercheur français. Vous trouverez ici la version intégrale préparée par Haldun Bayrı:
 
Que diriez-vous sur les auteurs d’attentats à Paris?
Roy : Ils prennent des vidéos, ils se vantent, ils donnent des interviews aux journalistes, et ils meurent. Tous ces gars qui sont là, savent qu’ils vont mourir. Ils n’essayent même pas de s’échapper. Là, ils ont perdu leurs papiers d’identité, parce qu’il y a un acte manqué freudien à mon avis. Et Coulibaly, évidemment, s’il s’enferme dans une supérette, il sait bien qu’il va être encerclé, qu’il n’a aucune chance d’en sortir vivant. Il le sait. Donc, ce sont des héros nihilistes. Et dans une partie da la jeunesse maintenant, qui devient nihiliste, et fascinée par la violence, oui, ils peuvent être vus comme des modèles à imiter.
 
On parle des convertis français, allemands, hollandais, etc, et je crois que ce sont des gens qui sont convertis mais qui n’ont pas eu beaucoup de temps pour devenir des musulmans pieux, mais ils deviennent tout de suite djihadistes.
Roy : Oui, ça passe très très vite de la radicalisation religieuse à la radicalisation politique. Je crois que c’est quelque chose de très important. Que ça soit des convertis ou des born again, dans aucun cas on a des gens qui ont une expérience religieuse longue. Ce ne sont pas des gens qui ont une formation religieuse, ils sont nuls en religion. Et s’il y a des jeunes qui se convertissent, ce n’est pas parce qu’ils sont fascinés par la religion, c’est qu’ils sont fascinés par l’action.
 
Par l’action terroriste…
Roy : Oui, c’est ça, ce ne sont pas des gens qui passent leur temps en prières ou des trucs comme ça, ils s’en foutent. Pour eux c’est l’action qui compte, c’est ça qui les fascine.
 
C’est intéressant. Et tu avais dit aussi que, dans Le Monde, bien sûr il y a des imams qui recrutent des jeunes radicaux mais qu’on n’a pas besoin d’imams…
Roy : Oui, les imams jouent de moins en moins de rôle. D’abord parce qu’il y a le contrôle des mosquées maintenant, les mosquées sont sous la surveillance policière, mais surtout parce que ces jeunes-là s’auto-radicalisent, ils se radicalisent sur internet, et quand il y a des imams parmi eux, c’est très souvent des imams auto-proclamés, comme Benyettou, celui qui a radicalisé le groupe des Buttes-Chaumont il y a dix ans. Donc, Benyettou qui se proclamait imam, il était en stage d’infirmier à l’hôpital, il n’est pas imam du tout, il n’a jamais eu une formation religieuse. Donc ce n’est pas une question d’imam. Il n’y a pas de respect pour les imams en France. L’imam c’est très souvent des gens pas très bien formés, qui viennent du bled, qui a un boulot qui n’est pas bien payé, etc.. Ces jeunes s’auto-radicalisent. Donc sur des sites salafistes, sur internet, où ils répondent eux-mêmes, ils font eux-mêmes des fatwas, ils répondent aux questions : « Alors, est-ce qu’il est hallal de faire ça ? » Et quand on voit ceux qui posent les questions et ceux qui répondent, ce sont des jeunes du même âge.
 
Alors un jeune homme de banlieue qui décide de combattre, est-ce que c’est si facile d’y aller ?
Roy : Oui, alors la différence, c’est que, entre je dirais le Yémen, l’Afghanistan, la Tchétchénie, et la Syrie, c’est que c’est extrêmement facile d’aller en Syrie. Un Français peut rentrer en Turquie avec une carte d’identité, s’il a moins de 15 ans il lui faut un passeport, d’accord, mais en France c’est très facile d’avoir un passeport, et la frontière turco-syrienne elle fait 900 km., c’est extrêmement facile de passer, de passer légalement ou illégalement d’ailleurs.
 
Je sais que, par exemple en Syrie et en Irak, surtout à Rakka ou Mossoul il y a des familles de combattants.
Roy : Oui absolument, alors ça, c’est un phénomène nouveau, le poids des femmes augmente, il y a de plus en plus de femmes qui veulent faire le djihad par rapport à il y a vingt ans, et on part avec femme et enfants. Et là, il y a un phénomène, je dirais, ceux qui partent avec femme et enfants peuvent être djihadistes, mais il y en a qui partent sur une vision complètement utopiste. « Je vais vivre dans l’État islamique, la loi islamique, tout sera islamique, etc. etc., » Bon, on voit, on a des messages par exemple, où une femme, une jeune –c’est toujours des jeunes, qui sont mariées à des garçons qui ont le même âge qu’elles–, qui a un petit bébé, et qui dit : « mes frères, je vais aller faire le djihad avec mon mari avec l’État islamique, est-ce qu’on peut trouver des couches bébé, là-bas? » L’autre répond alors : « Ah non, là-bas les couches bébé on fait pas, alors il faut que tu emmènes les couches bébé. » Donc dans leur petite voiture ils vont charger la voiture de couches bébé, pour aller faire le djihad. En général ceux-là se font attraper à la frontière turque, parce qu’ils ne sont pas discrets, quoi !
 
Est-ce qu’on peut parler d’une concurrence entre Al Qaida et Daech, depuis assez longtemps, après Mossoul surtout, c’est Daech qui domine le djihadisme global…
Roy : Oui c’est ça. C’est-à-dire que Daech récemment a supplanté Al Qaida, parce que le modèle Al Qaida était en perte de vitesse. Après le 11 septembre on a eu si je puis dire une dégradation de l’impact des attentats. Ils ne pourront jamais faire des choses aussi terribles que le 11 septembre. Le dernier attentat, dont se réclamait Al Qaida, c’était les deux convertis africains qui ont égorgé un soldat britannique dans la banlieue de Londres ; ce qui n’est pas très glorieux, ce n’était pas très brillant ça. Alors que Daech, il a occupé un immense territoire, et surtout Daech peut intégrer bien plus de volontaires qu’Al Qaida, parce qu’Al Qaida fonctionnait sur des petites cellules, de dix-quinze personnes, qui devaient préparer un attentat, et qui disparaissaient quand l’attentat était commis. Al Qaida ne pouvait pas intégrer des milliers de volontaires. Tandis que Daech, il intégre des milliers de volontaires, il leur offre une activité qui est bien plus brillante que celle d’Al Qaida. Ils ne sont pas clandestins, ils se promènent, ils sont en 4X4 dans le désert avec des drapeaux, des kalachnikofs etc..
 
Les Frères Kouachi et Coulibaly voulaient créer une coupure en France entre les musulmans et les autres. Qu’est-ce que tu en penses ? Est-ce possible ? Est-ce qu’ils peuvent l’accomplir ? Le 11 janvier est une réponse suffisante ?
Roy : La réponse a été ambiguë. La réponse est une réponse de volonté de marquer un consensus national. Donc ça n’a pas été une réponse populiste ; ça n’a pas été une réponse anti-immigrés, anti-islam etc.. C’est très important. Ce n’est pas le modèle Pegida, le modèle allemand. Mais en même temps il y avait très peu de jeunes des banlieues dans cette manifestation. Ça veut dire que les musulmans qui étaient dans la manifestation étaient des classes moyennes, éduquées, intégrées, etc.. Et d’ailleurs les statistiques montrent qu’il y avait aussi peu de catholiques. C’était essentiellement ma génération, les anciens soixante-huitards, les gens de gauche, classes moyennes, etc.. Donc le côté positif, c’est que la manif n’est pas anti-musulmane, n’est pas populiste. Le côté négatif c’est justement le slogan « Je suis Charlie », parce qu’il y a toute une partie de la population, et pas seulement les musulmans, l’Église catholique aussi, qui disent : « Nous, on veut bien condamner l’attentat, mais on n’est pas Charlie, je ne suis pas Charlie. » Hier il y avait une page dans Le Monde, des gens disent : « Je ne suis pas Charlie ». Pourquoi ? « Parce que je ne me reconnais pas dans les caricatures. » Les catholiques ont fait la manif pour tous, la manif où il y avait 300 000 personnes, ces gens-là ne peuvent pas se reconnaître dans Charlie Hebdo. Parce que Charlie Hebdo c’est l’apologie de l’homosexualité, la sexualité libre, etc.. Ils ne peuvent pas se reconnaître, ils ne peuvent pas dire « Je suis Charlie ». Ils peuvent dire : « Je condamne l’attentat, mais je ne suis pas Charlie». Or, la manif exigeait qu’on dise : « Je suis Charlie. » C’est-à-dire qu’on adhère à une vision de la laïcité absolue, la liberté d’expression absolue qui n’est pas une vision partagée par tout le monde. Et ça, ce n’est pas seulement une question de musulmans. Le Pape n’a pas dit : « Je suis Charlie ». Il ne peut pas le dire.
 
Le dernier numéro de Charlie Hebdo, la une aussi c’est..
Roy : Oui, on voit qu’ils ne réfléchissent pas en termes de : « qu’est-ce qui constitue la société ? » Ils réagissent en militants. C’est-à-dire : « On veut nous priver de la liberté d‘expression, et bien voilà, on va montrer qu’on n’a pas peur. » Très bien, c’est courageux, mais bon. La réponse de beaucoup de gens c’est : « Vous voyez bien, on ne peut pas être Charlie. » Et puis il y a des gens qui sont…, par exemple la distribution de Charlie dans les écoles, il y a des parents qui ne veulent pas que leur enfant de huit ans ait dans la main un journal où il y a des sexes dessinés.
 
Ils ont vendu trois millions d’exemplaires en quelques heures…
Roy : Oui, oui. Mais il y a eu une réaction quasiment identitaire je pense, générationnelle d’ailleurs, parce qu’on a remarqué aussi, c’est beaucoup de parents  avec des enfants qui sont allés là-bas, comme s’il y avait une certaine gauche qui craignait aussi un problème de transmission générationnelle. Charlie Hebdo c’est la preuve du succès de 68. Parce que Charlie a été interdit, tant d’années, dans les années 60 –on oublie ça–, et pas par les musulmans. L’Église catholique a fait beaucoup plus de procès à Charlie Hebdo que les musulmans. Il y a eu un seul procès qui est fait par les musulmans, par la Mosquée de Paris, alors qu’ils ont eu dix procès par les associations catholiques. Ils ont été interdits après la mort de Général de Gaulle. Ils ont perdu un procès contre Air France. Air France a fait condamner Charlie Hebdo. Et on oublie ça. C’est-à-dire que Charlie Hebdo n’est pas l’expression de la société française, mais je dirais qu’il est l’expression de la victoire de 68, et l’expression de la victoire d’une génération libertaire. C’est la nôtre, c’est ma génération.
 
Après ce qui s’est passé, qu’est-ce que tu attends en France et en Europe ? Des attentats ? Des réactions ?
Roy : Oui, sur le court terme il y aura des attentats, il y aura une montée du populisme, mais je crois que ce genre de tension oblige les classes moyennes musulmanes qui veulent être très discrètes à se manifester comme classes moyennes et modérées. C’est-à-dire que la grande erreur que font tous nos hommes politiques, tous, et une grande partie de nos journalistes c’est de dire : « L’islam doit se réformer », ce qui est absurde. L’Église catholique a accepté la laïcité après un siècle de combats, elle n’a pas fait une réforme théologique. Le Pape n’a jamais fait un papier théologique disant qu’il y avait la laïcité dans l’Évangile. L’Église s’est adaptée politiquement et psychologiquement à la laïcité. Il ne faut pas attendre ça de l’islam avec un grand I qui ne veut rien dire, il faut attendre ça des musulmans eux-mêmes, qui, par pratique, par forme de religiosité, s’adaptent à la laïcité. C’est en train de se faire. Donc la grande erreur c’est d’exiger une réforme théologique qui n’a pas de sens. C’est comme si on demandait au Pape de faire une réforme théologique pour accepter le mariage de prêtres par exemple. Non, ça ne regarde pas. Par contre, que les musulmans acceptent la laïcité dans la pratique, oui bien sûr, mais pas forcément dans les idées. Alors ça, c’est fait, c’est fait. On voit d’ailleurs que la protestation contre les caricatures, sur vingt ans, enfin depuis l’affaire Rushdie, il y a une différence. Au moment de l’affaire Rushdie il y avait vraiment une campagne dans le monde musulman entier, tout le monde n’est pas forcément pour la mort de Rushdie, mais pour demander la censure du livre. Le livre était censuré en Inde etc. Aujourd’hui on voit beaucoup de dignitaires musulmans qui disent : « Bon, ce n’est pas bien les caricatures, mais on doit vivre avec. » Je ne sais pas si c’est un dignitaire turc de Diyanet qui a dit ça hier, «Notre réponse à Charlie Hebdo c’est : Ne lisez pas Charlie Hebdo. » Voilà, point. « Si Charlie Hebdo nous offense en tant que musulmans, eh bien, ignorons Charlie Hebdo. »
 
Qu’est-ce que tu penses sur la position et le rôle de la Turquie dans ce bazaar-là, et dans ces menaces ?
Roy : Eh bien la Turquie, maintenant, se positionne de plus en plus comme porte-parole du monde musulman, ce qui est évidemment tout à fait nouveau par rapport à il y a dix ans. Et la Turquie veut jouer un peu le rôle que l’Arabie Saoudite a essayé de jouer à un moment donné, mais l’Arabie Saoudite ne peut pas jouer ce rôle parce que son idéologie officielle c’est le wahhabisme. Je pense par exemple au rôle qui a été joué dans les années 90 par quelqu’un comme le prince Turki Bin Faïsal, qui était dans toutes les conférences, qui lançait le dialogue des civilisations, etc.. Alors la Turquie d’Erdoğan reprend le thème de dialogue des civilisations, c’est-à-dire sur une base très culturaliste, qui correspond d’ailleurs à une vision de la société turque : « Nous sommes une société musulmane». Ce n’est pas forcément une question de foi des individus etc., mais « nous avons des valeurs différentes, nous avons une culture différente ». Donc la Turquie parle, je dirais, au nom d’un culturalisme religieux, pas au nom de la religion comme religion, et tente de se présenter comme modérée, oui. « On est contre des assassinats, mais il faut reconnaître que les occidentaux méprisent les musulmans, et c’est pas bien. »
 
Est-ce que ça peut être une solution contre le phénomène du terrorisme, des djihadistes, ce dialogue des civilisations ?
Roy : Non je n’y crois pas, parce que les terroristes ne s’intéressent pas au dialogue, les terroristes n’iront jamais écouter un imam modéré. Les terroristes sont fascinés par la violence. C’est une erreur de croire que la violence est la conséquence de l’aliénation. La violence serait : des gens qui sont très modérés mais comme on les a embêtés sur le Prophète ils deviennent violents. Non. Ce sont des jeunes qui sont dans la rupture dès le début. Ce sont des jeunes qui cherchent la violence. Ce ne sont pas des jeunes par exemple qui vont écouter d’abord des imams modérés, et ensuite se radicalisent, non, ils ne vont jamais écouter les imams modérés, ça ne les intéresse pas. Donc, la radicalisation et le terrorisme, c’est un phénomène politique dès le départ. Ce n’est pas une conséquence… Ça prend une dimension religieuse bien sûr. Ce n’est pas la conséquence d’une lente radicalisation de musulmans qui sont exacerbés par les pressions, le mépris, etc.. Ce n’est jamais ça, jamais.
 
Tu sais très bien ce qui s’est passé au début, pendant la résistance afghane. Parce que la résistance afghane était le premier pas des djihadistes. Là, il y avait surtout des islamistes qui venaient, ils savaient bien l’islam et tout, surtout les pionniers, les Arabes ou les Turcs, les Ouzbeks etc.. Ils n’étaient pas des jeunes ordinaires, je crois ?
Roy : Non, ils n’étaient pas des terroristes. Moi, j’ai rencontré en Afghanistan dans les années 80 des djihadistes qui étaient surtout Arabes, mais pas seulement Arabes, il y avait aussi des occidentaux, bon, c’étaient des gens qui étaient anti-occidentaux, des gens qui ne nous aimaient pas, mais ils n’étaient pas des terroristes. Ils faisaient la guerre, le djihad, ils se battaient contre les Russes, et ils étaient dans l’utopie millénariste. C’est l’idée qu’on allait pouvoir établir une société islamique juste. C’est pour ça que…, donc il y a eu un clivage chez eux, entre ceux qui, en revenant, sont allés chez les islamistes, comme le FIS algérien, et là il faut que je te donne d’ailleurs son nom, Abdullah Anas, c’est un type que tu devrais interviewer à Londres, c’est le gendre d’Abdullah Azzam, le grand patron. Et là, il y a eu un clivage, les islamistes sont allés au FIS, aux Frères musulmans etc., et puis les radicaux sont allés aux GIA, et ont fondé Al Qaida. Al Qaida c’est une rupture à l’intérieur du mouvement des djihadistes, entre la tendance modérée, celle d’Abdullah Azzam, et la tendance radicale, celle de Bin Laden. Et Bin Laden a pris le pouvoir en 1989 dans la mouvance djihadiste. Et donc ensuite les djihadistes sont radicalisés, et là, ils sont passés au terrorisme et à la violence anti-occidentale, ce qui n’était pas du tout le cas. Au moment de l’époque des djihadistes en 1980, il n’y a jamais eu d‘attentats contre des civils russes. Il n’y a jamais eu de bombes dans une ambassade russe, jamais. Tandis qu’après, à partir des années 90, c’étaient des attaques contre les ambassades occidentales, l’attentat-suicide contre le destroyer américain Cole, et pour terminer : le 11 septembre. Donc on a une génération différente, là.
 
Pendant toute cette radicalisation de l’islamisme global, où est la position des mouvements islamistes traditionnels comme Frères musulmans etc.?
Roy : Ils se sont nationalisés. C’est-à-dire qu’ils se sont repliés sur l’État-nation. Donc ça a donné ce que j’ai appelé l’islamo-nationalisme. Alors, ils étaient plus ou moins modérés, ça dépendait, Ghannoushi a très vite été modéré, les Frères musulmans ont toujours eu une tendance extrêmement conservatrice, et une tendance plus libérale chez eux. Mais les Frères musulmans égytiens sont égyptiens, Ennahda est tunisien, le FIS est algérien, le PJD est marocain, et ils l’assument, ce qui est nouveau. Ennahda, ce n’est jamais vécu comme la section tunisienne d’une internationale islamiste, jamais. Donc ils se sont nationalisés, ils sont entrés dans le jeu politique national, du coup ils sont entrés dans la géostratégie comme parti politique responsable. Quand ils ont brièvement pris le pouvoir en Égypte ou en Tunisie, ils n’ont jamais adopté une position anti-occidentale. Jamais, jamais. Ils ne demandaient qu’une chose : être reconnus par les Américains. Et on voit ça même du côté chiite avec le Hezbollah. Le Hezbollah se présente de plus en plus comme un partenaire politique pour trouver un nouvel équilibre au Moyen-Orient, et pas du tout comme un mouvement contestataire qui veut détruire...
 
D’un côté, tu parles des mouvements islamiques nationaux, dans l’État-nation, et il y a des États islamiques comme l’Iran ou l’Arabie saoudite, mais ils sont tous, au plus, régionaux, mais il y a un phénomène global islamiste. Comment ces groupes-là ou ces phénomènes-là peuvent répondre aux défis actuels ?
Roy : Je crois qu’il n’y a plus d’islamisme global, les Frères musulmans se sont retrouvés complètement isolés quand il y a eu le coup d’État de Sissi. On a vu qu’il n’y avait pas d’Internationale islamiste. Personne n’a manifesté devant les ambassades égyptiens.
 
Quand je disais global, je me référais surtout aux terroristes comme Daesh ou Al Qaida…
Roy : Ah d’accord, alors oui, c’est des radicaux, alors on a vu ce que j’indiquais dans l’Échec de l’islam politique, on a vu que c’était parti dans deux directions. Une c’est territorialisation, nationalisation et démocratisation, et l’autre c’est le néo-fondamantalisme, globalisation et djihadisme. Et donc ces mouvements-là n’ont plus rien à voir maintenant. Même si on trouve des gens qui ont fait l’Afghanistan dans les années 80 dans les deux, ils n’ont absolument plus rien à voir. Le djihadisme est global, et donc virtuel, parce qu’il n’y a pas d’ancrage réel, c’est pour ça qu’ils recrutent essentiellement dans les marges du monde musulman. Le chiffre que je donne toujours : Si tu prends la population musulmane d’un pays, la Belgique envoie cent fois plus de djihadistes que l’Égypte, cent fois plus, tout est dit. L’armée de Daech est une armée non seulement internationaliste, mais c’est une armée de marginaux, d’occidentalisés, des gens qui viennent de la périphérie du monde musulman. Et ils ne parlent pas arabe pour la plupart.
 
Disons que des pays comme l’Égypte ou la Turquie décident de combattre les groupes islamistes, les mouvements islamistes nationaux ne peuvent pas faire grande chose..
Roy : Non, parce qu’ils sont réprimés, en Égypte en tout cas. Mais en Tunisie c’est clair que les salafis radicaux, les djihadistes ont été complètement marginalisés. Même si au début Ennahda n’a pas perçu la menace, donc ils ont essayé de réintégrer les salafis radicaux, Ghannouchi disait que c’étaient des petits cousins, qu’il faut être gentils avec eux, qu’ils font leur crise d’adolescence, qu’ils vont revenir avec un vécu, Ennahda n’a pas pris conscience de la radicalisation d’une petite frange de salafistes. Mais ils sont où ces jeunes ? Ils sont partis avec Daech. La scène politique tunisienne ne les intéresse pas du tout.
 
J’avais posé la question à Ghannouchi lui-même, on était en Tunisie avec Abdullah Gül, je lui ai posé la question, les salafistes n’avaient pas encore tué des gens de gauche, mais ils avaient fait des provocations de drapeaux à l’université etc.. Il s’était vraiment fâché contre les salafistes, mais d’abord il a dit : « ce sont nos enfants, mais il y a des régulations, s’ils n’obéissent pas, ils vont être punis. » Mais ce n’était pas genre : « Ah il n’y a pas de problème. »
Roy : Non,
 
Il voyait le problème…
Roy : Oui, mais il ne le voyait pas politiquement, il voyait là comme un problème de « petits jeunes » qui n’ont pas bien compris, qui font leur crise de révolte, mais qui écouteront le grand-père.
 
Et pour finir, est-ce que tu es optimiste ou pessimiste pour l’avenir proche de l’Europe et en général?
Roy : Alors, il y a des très gros problèmes européens, qui sont des problèmes d’accroissement des inégalités sociales, des crises des identités nationales, d’économie etc., bon, mais sur ce qui est question d’islam, je pense que la crise, paradoxalement, conduit à une plus grande intégration couplée avec une plus grande radicalisation de la petite frange non-intégrée. C’est-à-dire que ce n’est pas : ou intégration ou radicalisation. C’est une radicalisation qui est parallèle et quasiment une conséquence de l’intégration.
 
Les deux en même temps...
Roy : Oui, et je crois que la crise, parce que le fait nouveau par rapport à il y a vingt ans en Allemagne, comme en France et partout, c’est l’existence d’une classe moyenne, d’une élite de régime musulmane, il y a énormément maintenant d’Allemands turcophones, enfin d’origine turque, qui sont intégrés dans la classe moyenne allemande. Ils ont un nom turc, mais ils sont médecins ou ceci cela, ceux-là ne veulent pas parler. Ce sont des musulmans modérés, ils ne veulent pas être communautarisés. Là, maintenant, avec ce qui se passe, ils sont obligés de parler, et les États sont obligés de prendre des décisions, par exemple sur la double nationalité, sur l’intégration politique, il y a une augmentation des mariages mixtes contrairement à ce que beaucoup de gens pensent. Donc en fait, je crois que ce qui va s’accentuer, c’est justement le clivage entre la frange radicale et une masse intégrée, mais c’est l’intégration qui manque son narratif, puisque tout le narratif, il est sur clash ou dialogue des civilisations. Il n’est pas sur l’intégration sociologique. On ne voit pas la sociologie, on reste dans une vision imaginaire de la société. En France par exemple, si tu vas dans un hôpital de province, un tiers de médecins ont un nom arabe ; tu vas dans un lycée, tu verras : prof de math aura un nom arabe, la prof de français aura un nom arabe aussi. On ne voit pas cette intégration de fait. Tu prends la liste des médecins, tu prends la liste des avocats inscrits au barreau, la diversification et l’intégration elle se fait. Mais on a des instruments, disons de représentation qu’on a, sont faux, parce qu’ils sont empruntés au paradigme « clash ou dialogue des civilisations ». C’est l’idée que chacun est dans sa culture différente. Et les politiques ont tendance à prendre ce truc-là, que ça soit Valls ou Erdoğan.




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