Djihadistes: bénéficiaires et victimes de la mondialisation - Entretien avec Gilles Kepel (texte intégral)

21.01.2015 Habertürk

Entretien avec Gilles Kepel (texte intégral)

Professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po), Gilles Kepel est l’un des pionniers dans le domaine des recherches internationales sur les mouvements islamiques. Ses publications sont traduites dans le monde entier (dont plusieurs traduits en turc). Cet interview est réalisé au lendemain des attentats du 7 janvier et de la grande manifestation du 11 janvier. Vous trouverez ici la version intégrale préparée par Haldun Bayrı:
 
J’ai eu le sentiment que, avec le 7 janvier, ces gens-là ont gagné…
Kepel: Non, ils n’ont pas gagné, je crois au contraire qu’ils ont perdu, parce que l’objectif c’était de casser la société européenne en creusant des failles terribles entre musulmans et non-musulmans, dans la pensée d’Abou Moussab As Soury qui écrit dès la fin 2004 son livre sur l’internet « Appel à la resistance islamique mondiale », il y a la volonté de faire de l’Europe le champ de bataille principal du djihad, d’utiliser les musulmans « mal-intégrés » en Europe, pour en faire des héros du djihadisme, et susciter des réactions de la société européenne à ces provocations : des gens voudront se débarrasser des musulmans, ça sera la guerre, et finalement la guerre aboutira à ce que l’islam triomphe, et à ce que l’Europe soit détruite. Or, ça n’est pas le sens que les choses ont prises, puisqu’il ya eu cette immense manifestation, la plus grande dans toute la France ; même si, beaucoup le déplorent, une partie de la France n’a pas manifesté. Et si, à côté des manifestations « je suis Charlie » il y a aujourd’hui la France qui dit qu«elle n’est pas Charlie». C’est la France des banlieues, cette France qui ne s’identifie pas au modèle national. C’est le débat aujourd’hui, je ne suis pas sûr que le slogan « Je suis Charlie », qui est un slogan émotionnel évidemment, de soutien aux victimes, soit ce autour duquel on doive reconstruire le pacte national français. Bien sûr l’important c’est d’exprimer qu’on est pour la liberté d’expression, que l’assassinat de qui que ce soit est inacceptable, en particulier dans ces conditions-là, des journalistes de « Charlie» Hebdo, du policier Ahmet Merabet traité d’apostat, ou des clients juifs de l’hypermarché cacher, pris en otage par Coulibaly, mais néanmoins je pense que le pacte national comme tel, doit être reconstruit sur une autre base simplement que le soutien à un journal satirique. C’est important mais ça n’est pas la finalité. Et si une partie de la population est heurtée par ces dessins, ce n’est pas là-dessus qu’on va les inclure à l’intérieur du pacte. On a le droit de critiquer les religions, mais l’histoire du pacte national c’est autre chose. La laïcité ne s’est pas construite uniquement sur l’anti-cléricalisme.
 
Je me rappelle que quand tu avais écris « Les Banlieues de l’islam » en 1987, il y avait des gens qui te critiquaient en disant que tu avais exagéré, la naissance d’une religion en France, etc.. Et maintenant tout le monde accepte déjà que l’islam dans les banlieues et tout, c’est une réalité de la France. Mais quand tu avais écrit ce livre, est-ce que tu pouvais imaginer une sorte de terrorisme, du radicalisme dans ces banlieues-là ?
Kepel: Alors effectivement depuis 1987, donc ça fait plus de 25 ans que j’ai analysé ce phénomène, et j’ai été confronté à deux types de réaction : ceux qui disaient que je n’avais rien compris et que ça n’est pas vrai — ces réactions existent toujours, par exemple mon livre « Passion Française », qui est une analyse de la situation à Marseille, à Roubaix, après les élections de 2012, a été censuré par le journal « Le Monde », qui n’a pas voulu en rendre compte, parce qu’ils ont considéré que ce que je présentais ne correspondait pas à la vision politiquement correcte qui était la leur. Aujourd’hui évidemment ils sont embêtés. Or, et de l’autre côté il y a ceux qui, par exemple Eric Zemmour ou autres, ne prennent dans mes travaux que ce qui arrange leur thèse de l’effondrement de la France, etc.. Or ce que j’essaye de montrer, c’est la richesse et la complexité du phénomène. Moi, je n’ai jamais voulu écrire des choses qui correspondaient même à ce que j’aurais aimé que soit la réalité. Mon travail ça a consisté autant que possible à décrire la réalité sociale telle que je la percevais, et j’ai suffisamment d’accès maintenant, je vais avoir soixante ans, je suis arabisant, j’ai eu des étudiants, on a fermé les études arabes à Sc. Po. en 2010, et donc moi, mon travail c’est de décrire la société telle qu’elle est. Ça n’a pas toujours été facile. Ma carrière universitaire a beaucoup pâti de ça. Si j’avais fait de l’idéologie, j’aurais certainement beaucoup mieux réussi, mais c’est ainsi que je suis et je pense que malheureusement les faits aujourd’hui me donnent raison. Je regrette simplement que ce que j’écrivais n’a pas été pris en si grande considération avant.
 
Et tu préfères utiliser le nom de Daech ?
Kepel : Oui, alors c’est un débat qui a eu lieu en France, et j’ai été consulté à ce sujet lors de la conférence que le Président de la République a faite, à la conférence d’ambassadeurs, fin juin. Il a dit : «La France est en guerre contre l’État islamique ». Et nous sommes un certain nombre à lui avoir dit : « cette expression est ambiguë, puisque le musulman de base va comprendre : la France est en guerre avec l’islam ». Et depuis il utilise le terme Daech, qu’il prononce Dach d’ailleurs. Pourquoi on dit Daech ? Parce que ça n’est pas un État. Daech, c’est l’acronyme, le résumé de « dawla al-islāmiyya fi-l-ʿirāq wa-š-šām », qui veut dire l’État islamique en Irak et au Levant. Mais contrairement à Georges Bush, qui avait réagi avec le Patriot Act et la guerre contre la terreur en Afghanistan, il ne s’agit pas de mener une guerre –il n’y a pas d’État–, ce sont des mesures de police et des mesures de transformation, de l’éducation et de la recherche qui sont à mener. Et Daech pourra être certainement défaite à terme. Daech est superficiellement très forte, parce qu’elle a pénètré les réseaux sociaux, et qui est devenue un phénomène de société en Europe. Mais en même temps Daech n’a jamais été aussi bien connue. Au bout d’un an, les services de renseignement du monde entier connaissent les identités de tous les combattants étrangers qui sont en Syrie, voire leur géo-localisation, puisque ceux-ci passent leur temps à raconter leurs vies sur facebook et sur twitter. Ils ont bénéficié de la mondialisation, mais ils en sont aussi les victimes. Et le rapport de forces va s’inverser, probablement assez rapidement.
 
Pourquoi pas Al Qaida par exemple ? Les frères Kouachi disent qu’ils ont des connexions avec Al Qaida au Yémen, l’autre dit qu’il est de l’État islamique, mais quand-même… J’ai vu dans « Libération » que tu préfères prononcer plus le nom de Daech...
Kepel : Oui, parce qu’en fait il y a toujours des fragments d’Al Qaida qui restent. Les frères Kouachi, ont dix ans de militantisme ; donc pour eux, Al Qaida, c’est leur appartenance ancienne, l’un d’entre eux au moins est allé au Yémen ; mais aujourd’hui en 2014-2015, nous ne sommes plus dans l’ère d’Al Qaida. Al Qaida, c’était un système pyramidal, Ben Laden donnait des ordres, payait des billets d’avion, envoyait des exécutants, tout était planifié depuis l’Afghanistan d’une certaine manière. Là, c’est plus la pensée d’Abou Moussab As Soury, ça consiste à responsabiliser des individus, à les endoctriner, ensuite à les former militairement sur le terrain et à les réinjecter dans leur lieu d’origine. Quand il a écrit ça en 2004, moi j’ai traduit ça en 2008 dans mon livre « Terreur et martyres », un livre qui n’a tiré l’attention de personne, puisque tout le monde pensait que c’était idiot, que ça ne se ferait jamais. Depuis lors, il y a eu U-tube, facebook, twitter, les méthodes de fiching, et il y a eu surtout l’accès à Istanbul au prix d’un charter low-cost pour 90 Euros, et ensuite la connexion pour Antakya ou Diyarbakır, etc.. Donc les conditions objectives sont arrivées avant l’idéologie, mais bien sûr c’est un enjeu absolument fondamental, le business-modèle du djihadisme a changé. Alors l’AQPA (Al-Qaïda dans la péninsule Arabique) a revendiqué, Naser al-Wahishi a revendiqué, j’ai vu la vidéo, j’ai remarqué quand-même que la première image qui apparaît derrière lui, c’est le drapeau de l’État islamique, comme s’ils voulaient récupérer. C’est comme les chaînes info qui se disputent pour dire « c’est moi qui ai le plus d’auditeurs», de manière à attirer les recrues, et attirer les donations financières, des soutiens au djihadisme qui viennent des milieux de la péninsule arabique. Mais, même si ces gens sont passés par le Yémen… d’ailleurs on dit que c’est Zawahiri qui a planifié, qui a financé, qui a ordonné, etc. C’est possible, je ne suis pas convaincu, je crois qu’il a dit surtout ça, pour se remettre en selle dans la concurrence entre…
 
Mais tu dis qu’on doit se focaliser surtout sur le concept de Daech et…
Kepel : Bien sûr…
 
C’est la rupture avec Al Qaida et…
Kepel : On est passé d’un modèle léniniste, pyramidal, à un modèle réticulaire, un modèle de réseau, à la base. Et ça c’est très important, ça vient d’une critique très forte qui est faite par Abou Moussab en décembre 2004, qui critique le 11 septembre, qui dit : « le 11 septembre c’est une erreur, parce qu’en faisant cette opération centralisée, Bin Laden a permis à Bush d’avoir la ressource pour détruire le sanctuaire d’Al Qaida en Afghanistan. Et du coup on va perdre. C’est une erreur stratégique. A cette logique pyramidale, il faut substituer une logique réticulaire, de réseau avec des individus qui sont identifiés en Europe. » —Et il avait l’expérience des années 80 en France, Soury : « … qu’on va motiver et qu’on va endoctriner, et c’est eux qui commettront des attentats… »
 
La réponse du 11 janvier c’est autre chose, mais le 7 janvier c’est une sorte de produit de cette perspective…
Kepel : Tout à fait…
 
Est-ce que ça peut marcher pour la Belgique ou pour l’Angleterre ?
Kepel : Oui, l’idée c’est pour l’ensemble des pays européens, mais la France est spécialement visée pour plusieurs raisons ; d’abord parce que la France c’est le seul pays qui a infligé pour l’instant un échec au djihadisme, parce que leur avance au Mali a été arrêtée, et ils ont perdu la guerre contre l’armée française au Mali, et aussi, la France est présente en Irak, mais moins que l’Amérique ou d’autres, mais surtout les plus nombreux djihadistes européens ce sont des Français, en termes absolus, ce qui est normal, parce que nous avons la plus importante  population musulmane en France. Et donc ceux-là sont très désireux d’agiter contre leur propre pays Daech et compagnie, la France est visée mais je ne pense pas qu’elle soit très fragile, puisque la manifestation l’a montré, maintenant il va falloir faire évaluer le concept, mais aussi, je ne suis pas sûr qu’il aurait pu avoir des manifestations comme ça dans tous les autres pays européens. Et puis, en 24 heures, les services de sécurité ont été capables d’identifier les individus, de les traquer et de les tuer. Je ne suis pas sûr que dans tel ou tel autre pays ç’aurait été fait. L’État a parfaitement fonctionné, on n’a pas pu empêcher, mais avant ils en ont empêché beaucoup d‘autres. Bien sûr nous avons un problème énorme dans le système des prisons, puisque c’est dans la prison que s’effectue la radicalisation aujourd’hui, en grande partie, mais de ce point de vue-là je pense qu’on a quand-même une situation où il y a eu une réponse adéquate et efficace…
 
Est-ce que tu attends une vague d’attentats terroristes dans d’autres pays européens ?
Kepel : Ils vont essayer certainement, mais l’attentat contre « Charlie Hebdo » était ciblé très habilement puisqu’il y a beaucoup de musulmans qui trouvent que les caricatures ont blasphémé le Prophète, ce qui pose toutes sortes de problèmes puisque beaucoup de musulmans aujourd’hui croient que la représentation du Prophète est interdite. Or ça n’est pas le cas, tout le temps de l’histoire de l’islam il y a eu des miniatures, des dessins qui représentaient le Prophète. Et aujourd’hui, en Iran par exemple, dans la chambre de l’Ayotallah Khomeiny, transformée en musée, il y a un « portrait » du Prophète, qui est en fait une peinture faite à partir d’une photographie d’un jeune tunisien, et on dit que c’est le Prophète à l’âge de dix-huit ans, et on peut acheter ça en Iran sans problème. Donc ce n’est pas la représentation du Prophète qui est interdite contrairement à ce qu’on croit, c’est le fait que la caricature du Prophète donne le sentiment à beaucoup de musulmans qu’ils sont blessés dans le modèle auquel ils s’identifient. C’est ça qui pose la difficulté, et c’est pour ça que, en tuant les caricaturistes de « Charlie », c’était habile de la part de l’État islamique, parce qu’ils pensaient qu’il y aurait une faille ; que d’un côté, la société française dans sa majorité dirait stop, et que de l’autre côté un certain nombre de musulmans diraient « bon, peut-être, mais ils ont attaqué le Prophète donc ils méritent la mort ». C’est ça qu’on voit aussi se passer en ce moment dans une certaine mesure, la presse gonfle ça bien sûr, mais ça nous met le doigt sur la façon dont nous pouvouns repenser notre pacte social.
 
Le concept salafiste-djihadiste, c’était toi qui avais inventé cela si je me rappelle bien ?
Kepel : Oui, le djihadisme-salafisme c’est moi effectivement qui avais inventé ce terme…
 
Dans le livre « Djihad » ?
Kepel : Oui, dans mon livre « Djihad », après avoir rencontré Abou Hamza l’Égyptien à Londres dans sa mosquée de Finnsbury Park. Et on a fait un entretien en arabe égyptien, et il s’est défini lui-même comme salafiste-djihadiste par rapport aux salafistes-cheikhistes, qui étaient les salafistes payés par le régime saoudien par exemple. Alors au départ ils sont tous payés par le régime saoudien, puis certains se retournent contre lui et d’autres non.
 
Maintenant c’est utilisé par n’importe qui…
Kepel : Bien sûr.
 
Par les médias etc.
Kepel : Tout à fait, mais c’est aussi moi qui ai inventé le terme islamiste, le mouvement islamiste. Si j’avais pris un copyright je serais milliardaire aujourd’hui, et pas un universitaire pauvre.
 
Est-ce que les islamistes aussi acceptent cette définition, ce terme, ou pas ?
Kepel : Mais ça dépend lesquels, les djihadistes oui, les djihadistes se considèrent salafistes, ils considèrent que le salafisme est l’aboutissement normal du djihadisme. Les salafistes non-djihadistes, eux, sont furieux, parce qu’ils disent : « nous n’avons rien à voir avec ceux-là ». Mais tout dépend de leur imam. Le jour où l’imam leur dit qu’il faut faire le djihad, ils font le djihad.
 
Et quel est le véritable impact, la vraie force de salafistes-djihadistes dans la mouvance islamiste globale? Est-ce qu’on les exagère ? Ou bien on les sous-estime ?
Kepel : Il n’y a pas énormément de monde, mais ça se compte quand-même par plusieurs dizaines de milliers de personnes. Puisqu’il y a probablement cinquante mille combattants étrangers à Daech, dont dix mille européens, armés, endoctrinés, donc ça fait une avant-garde très efficace. Et puis surtout, depuis la victoire financière et culturelle de l’Arabie Saoudite dans le monde sunnite, la norme aujourd’hui est une norme wahhabite et salafiste. L’islam hanafite qui était l’islam de la Turquie et de l’Empire Ottoman, et l’islam malikite qui était celui de l’Afrique du Nord, aujourd’hui n’arrivent plus à se faire entendre puisque les pétrodollars ont tout salafisé. Et la salafisation qui est une manière de ne pas penser la réalité, de refuser l’adaptation à la réalité contrairement à ce que faisait le hanafisme, le malikisme et même le chaféisme, aboutit finalement, et très adaptée à l’internet. Twitter par exemple est parfaitement adapté au salafisme, en 140 mots on dit la norme, on n’a pas besoin de la contextualiser. C’est très frappant de regarder par exemple comment quand Daech a pris les ézidis. Les hommes par exemple qui n’avaient fait de mal à personne, on les a pris et ils ont été tués, et on a pris les femmes pour en faire des esclaves sexuels, des captives. Ça a fait un peu de scandale, et les gens de Daech ont publié à partir du corpus salafiste des textes de l’islam du huitième siècle, sur le statut des captifs, pour dire que c’était la charia ; que par exemple, si on a en captives une mère et une fille, on ne peut pas coucher avec les deux. Si on a en captifs une mère et ses enfants, on a le droit de vendre les enfants à tel âge. C’est un système, c’est une lecture de la religion qui est complètement décontextualisée, qui est celle que le salafisme a encouragé, qu’il encourage toujours aujourd’hui, et qui aboutit ensuite naturellement au djihadisme.
 
Ici, c’est une attaque commise par les musulmans, et français, ces gens-là ils sont français et musulmans, c’est un problème de la France et de l’islam. Alors comment on peut produire une réponse effective ? Comment on peut créer une coalition des européens et des musulmans ? Qui va combattre ce phénomène en Europe ? Les européens ? Les musulmans ? Tous ensemble ?
Kepel : Je crois que l’objectif c’est d’élargir au maximum la coalition hostile, de trouver un point commun, parce qu’il faut bien rappeler aussi, même si en France nous avons quatre juifs massacrés comme juifs dans un supermarché cacher, les victimes de « Charlie Hebdo » –qui sont d’ailleurs un élément important parce que c’est la génération de mai 68 qui a été tué par la génération djihadiste de banlieue, qui est très intéressant, et ce sont des gens qui publiaient un papier, qui ont ete tué par des gens qui ne lisent plus que les réseaux sociaux aussi– mais la victime qui a été abattu, enfin parmi les victimes qui ont été abattus de la manière la plus atroce, il y a eu le brigadier Ahmed Merabet, qu’ils ont tué dans leur fuite, Boulevard Richard Lenoir, et quand ils ont vu que c’était un arabe, ils sont allés l’achever. Dans les réseaux sociaux de la djihadosphère on s’en réjouit parce que c’est l’apostat, Ahmed Merabet. Il faut bien voir que les musulmans qui ne suivent pas la lecture de Daech sont des apostats, qui sont bons à être tués. Et on le voit d’ailleurs en Syrie et en Irak, la plus grande partie des victimes, ce sont des musulmans, des musulmans que eux considèrent comme des apostats.
 
Il ya une attitude d’imposer aux musulmans de condamner le terrorisme comme si c’est le boulot des musulmans tous seuls.
Kepel : Non c’est le boulot de tout le monde, mais personne ne veut rien leur imposer, mais bien évidemment à partir du moment où les gens qui tuent en France se réclament de l’islam, crie « Allahuakbar ! » etc., se déguisent en cavalier sous l’alliance du Prophète, si personne dans le monde musulman ne dit « ils n’ont rien à voir avec moi » et ne condamne, alors effectivement tout le monde va croire que l’islam c’est ça. Or, c’est vrai qu’on n’entend pas beaucoup aujourd’hui d’autres voix, on ne les entend pas beaucoup, parce que Daech a choisi des gens qui avaient caricaturé le Prophète, de manière à ce que bien sûr la majorité des gens n’aiment pas Daech, bien sûr, ils ne s’identifient pas à eux, mais il y a le sentiment de dire : « finalement, comme ils ont caricaturé le Prophète, et bien après tout, on ne va pas les défendre. On ne veut pas être dans des manifestations où on montre Charlie ».
 
Si c’était un autre cible, est-ce qu’il y aurait plus de réactions…
Kepel : D’ailleurs on a vu pendant les événements, parce que, autant disons le jeudi après l’assassinat à « Charlie Hebdo », on n’avait pas le sentiment qu’il y avait beaucoup de condamnations dans les banlieues populaires, autant quand il y a eu l’attaque de l’épicerie cachère, qui s’est produite dans ce moment-clef de la République laïque, c’est-à-dire le vendredi après-midi, après les sermons des imams dans les mosquées et avant le Shabbat des juifs. Voilà où en est la France laïque. Or les imams ont appelé contre le terrorisme, pour les imams institutionnels, tous ceux qui avaient quelque chose à faire avec l’État, qui avaient besoin de mosquées, de permis de construire, d’argent, etc. Et ça m’a fait penser un peu à la Guerre en Algérie, quand elle a débordé en France dans les années 90. La plupart des jeunes algériens de France étaient avec le FIS, mais quand il y a eu les assassinats, l’affaire Khaled Kelkal, alors les responsables, les imams, les pères sont descendus en disant : « Non, on arrête les conneries, parce que ça remet en cause tout ce qu’on a fait ». Et l’assassinat des juifs dans le supermarché cacher a été beaucoup moins excusé ici que l’assassinat des journalistes de « Charlie Hebdo » dans les groupes islamiques de banlieue, parce que « Charlie Hebdo » c’était une affaire de conviction et d’idéologie, et les commerçants juifs c’est une affaire de vie quotidienne. Les entrepreneurs du hallal, qui aujourd’hui, se réclament de la communauté, ils ne veulent pas ça parce que ça détruit leur business et leur pouvoir.
 
La dernière question, c’est sur la Turquie bien sûr. Par exemple la femme, Hayat, qu’on croyait être avec Coulibaly, mais on a appris qu’elle était en Syrie via la Turquie. Est-ce que la Turquie peut toujours jouer un rôle central dans cette lutte anti-terroriste ?
Kepel : Alors c’est assez compliqué aujourd’hui, puisque la Turquie qui était très en pointe contre Bechar Al Assad, comme l’était la France de François Hollande aussi, mais évidemment se pose aujourd’hui la question du soutien à Daech, disons de la non-interférence dans les affaires de Daech, puisque si Daech a pu construire ces réseaux, et s’il peut continuer à se renforcer, c’est parce qu’il y a des gens qui arrivent par la frontière turque. Et je ne sais pas si les questions sont si bien posées que ça aujourd’hui en Turquie. En tout cas ça fait débat en France, Monsieur Davutoğlu est venu à la manifestation. Moi j’étais à Istanbul, tu t’en souviens, le 10 juin je crois, et le lendemain de notre dîner je suis allé voir Duran, le patron de SETA. Je lui ai dit : « Alors, Mossoul ? » Et il m’a fait comprendre que c’était une affaire qui va être réglée très rapidement. Puisque au fond, Daech était bien connu des services spécialisés turcs, et qu’ils allaient régler ça très rapidement. Ça a duré, comme on le sait, beaucoup plus longtemps. On ne sait pas quel type de négociations étaient faites, il y a eu des libérations en tout cas, mais je crois que dans l’affaire de l’État islamique, de Daech, il y a besoin de beaucoup plus de clarifications. L’État islamique est un peu l’enfant adultérin, à la fois d’un certain nombre de régimes sunnites, et qui ont vu là, la chose la plus efficiente pour faire tomber le régime pro-iranien de Syrie, pro-chiite, et d’autre part, c’est quelque chose que Assad a fait venir, puisqu’il était très content d’inoculer le virus du djihad à l’intérieur de la rébellion pour la faire imploser de l’intérieur. Les combattants irakiens de Daech ont pu entrer en Syrie sans difficulté, y compris avoir accès à des armes d’Assad dès les années 2003-2005, c’était à travers la Syrie qu’allaient les djihadistes qui rejoignaient Zarkawi et Al Qaida en Irak. Et les services syriens avaient depuis longtemps des relations avec eux.
 
J’avais dit la dernière question, mais il y en a une autre qui s’impose : On a vu qu’en Irak et en Syrie, c’est surtout les kurdes qui ont bien résisté, par exemple la petite ville de Kobane, plus de cent trente jours, où tout le monde attendait que dans quelques jours après Mossoul, ce serait facile. De l’autre côté, les kurdes d’Irak aussi ils ont bien combattu. Le seul ennemi, la seule réponse régionale c’est…
Kepel : J’étais au Kurdistan au mois de décembre, pour essayer de voir ça. Effectivement, alors je crois que Daech n’arrive véritablement à conquérir que du territoire arabe-sunnite. Il n’arrive pas à passer de l’autre côté. Ils ont réussi à chasser les ézidis qui sont des kurdes du Sinjar, mais peu après mon passage il y avait une attaque kurdo-ézidi, et Sinjar a été reconquis et Daech a ét é chassé. En fait, Daech n’arrive pas à s’étendre en dehors du Sunnistan arabe d’une certaine façon. Et les kurdes n’ont pas résisté très bien au début, parce que les Pechmergas avaient perdu leur entraînement militaire à force de faire du commerce, mais on voit bien qu’aujourd’hui il y a un enjeu vital pour eux, et aussi un enjeu international très important. En même temps les kurdes sont divisés puisque la partie nord du Kurdistan, la partie Erbil, est en bonne relation avec la Turquie, avec l’AKP, il y a l’oléoduc de Ceyhan, et puis le PDK a plutôt favorisé la victoire de Monsieur Erdoğan contre le HDP, ce qui s’est d’ailleurs traduit par des manifestations violentes des kurdes de Turquie, qui ne comprenaient pas pourquoi les forces turques adoptaient une position sur Kobane de neutralité au début. Et de l’autre côté, au Sud à Suleïmaniye, l’UPK de la famille Talabani est beaucoup moins pro-turc, elle est beaucoup plus liée à l’Iran, donc qui dit Iran, dit aux chiites d’Irak. Donc on voit bien que le Kurdistan aujourd’hui est un enjeu très important dans la région parce qu’il est un peu au carrefour à la fois des trois forces qui se combattent : la résultante pour le monde turc, le monde arabe et le monde persan. C’est là sans doute, dans le rééquilibrage de ces trois forces que va se jouer l’avenir du Moyen-Orient. Et si j’ose dire, sa profondeur stratégique.





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